Beihdja Rahal ou la nûba dans l'âme

     
     
 

Nourrie aux sources d'un legs séculaire et pétrie dans le moule d'une tradition musicale arabo-andalouse, la cantatrice Beihdja Rahal n'a de cesse de gagner des galons dans cet univers allègre que proposent les modes de nûbate, ouvrant la voie à d'autres "voix" féminines en matière de compilations musicales et d'enregistrement.

L'interprète, native d'El Biar, a réussi, faut-il dire, au prix d'une persévérance opiniâtre doublée d'une ambition généreuse, à s'imposer comme une icône et marquer sa "griffe" dans le monde de la mélodie "zyriabienne". Parallèlement au programme de formation musicale qu'elle dispense à Paris, elle est invitée à se produire sous d'autres latitudes non sans s'essayer à des expériences fusionnelles en duo ou avec des orchestres européens.

Outre la particularité de sa tessiture vocale, les concerts qu'elle tient à faire précéder de conférences de presse, sont menés avec un soin pointilleux. Aussi, sa démarche pédagogique et, surtout, son avide curiosité qui l'ont conduite à "déterrer" les trésors enfouis dans les siècles passés, puisés dans l'art subtil des poétesses du XIe siècle de Cordoue et de Séville, que ce soit Wellada, Nezhoun, Qamar ou Hafsa, lui ont valu en 2006, le prix "Mahfoud Boucebci" qui a récompensé ses travaux de recherche et de sauvegarde du patrimoine musical andalou.

Elle vient d'étoffer son répertoire avec un 27e opus, un bel canto avec ses couleurs et ses senteurs qu'elle aura à décliner, le 29 mai pour les mélomanes, à Alger.

 

1- Vous êtes la première femme algérienne à avoir enregistré deux séries de noubate dans les différents modes. Cette initiative est-elle dictée par votre désir d'imprimer une dimension nouvelle à la musique andalouse ou juste vous affirmer en tant que cantatrice dans la tradition de la musique çanaa ?

C'est vrai qu'il y a eu un temps, tout au début de ma carrière, où je souhaitais juste m'affirmer en tant qu'interprète. Ce n'est plus le cas. J'essaie de m'imposer en tant que modèle pour la jeune génération, mais surtout de transmettre un travail pédagogique qui sera une base d'initiation et de formation pour tous. La dimension nouvelle est déjà installée. Je ne me contente plus d'apprendre à chanter ou à jouer d'un instrument à mes élèves. Je veux qu'ils s'imprègnent d'une civilisation, d'une culture. Je complète les cours par des ateliers particuliers, des journées et des voyages d'étude...

Du reste, je reste sollicitée un peu partout en France et en Europe pour animer des masters-class et des conférences sur notre patrimoine çanaa, et c'est un honneur pour moi. Je fais partie du jury du conservatoire de Paris lors des présentations de thèses de musique traditionnelle.

J'ai eu la chance d'être formée par des maitres dans ce genre musical , je citerai Zoubir Kakachi qui m'a appris à poser les doigts sur la mandoline et Abderrezak Fakhardji qui m'a donné la chance de chanter en public. Cela dit,mes études universitaires, m'ont aidée, en parallèle, à créer ma propre méthode d'enseignement avec une manière particulière d'intéresser les jeunes tout en respectant la démarche principale de transmission qu'est l'oralité.

 

2- Mettez-nous au parfum de votre prochain opus que vous vous apprêtez à mettre dans les bacs ? Et quelle est la nouveauté ?

En février dernier, j'ai enregistré un album, le 27e qui paraitra très bientôt. Patience, gardons la surprise pour le moment. Cependant, je peux, d'ores et déjà, vous dire que cet enregistrement complète mes recherches et je reste dans la continuité.

Vous n'êtes pas disposée à donner un brin d'éclairage de votre prochain opus  pour votre public ...

Mon public, que je respecte énormément et que je remercie infiniment, car il reste fidèle et me suis depuis le début de ma carrière sait que le prochain album est une nouba mezdj. Des détails bientôt.

 

3- Il y a une dizaine d'années, vous avez partagé votre passion musicale en vous produisant avec des orchestres européens. Comment résumez-vous cette expérience ?

C'était très enrichissant pour les musiciens européens et pour moi-même. Ça nous donne l'occasion de découvrir et de partager d'autres musiques, d'autres cultures. C'est une rencontre que j'ai d'ailleurs, renouvelée il y a 3 ans avec des Espagnols au Palais de l'Alhambra à Grenade. Nous sommes actuellement , en train de préparer un autre spectacle à Madrid pour le mois de décembre 2018. Partager ma passion avec des artistes étrangers est une invitation à un enrichissement.

Votre expérience fusionnelle avec un orchestre européen ?

Radio Tarifa dans les années 90. Une belle rencontre avec un orchestre espagnol qui était à l'écoute des musiques anciennes.

 

4- Dans vos recherches fouillées, vous avez découvert la poétesse andalouse Wellada dont vous avez interprété les textes. Y a-t-il d'autres auteures dont les recueils poétiques vous inspirent et vous tiennent à cœur pour les porter sur la scène musicale ?

Oui, bien sûr. J'ai chanté Oum Al-Ala et Oum Al-Hana, deux autres poétesses et je leur ai consacré un album "Cha'riyate" dans le but de faire découvrir la belle poésie féminine et dire que la femme a toujours été présente. Il faut qu'elle reprenne la place de choix qu'elle a occupée à l'époque de cette grande civilisation arabo-musulmane en Andalousie. Jusqu'à présent on pense que le maître ne peut être qu'au masculin. Il faut que ça change ! La femme a prouvé son talent et ses compétences dans tous les domaines.

 

5- Avec l'aide du spécialiste de la poésie du muashah, Saadane Benbabaali, vous avez couronné vos albums avec deux ouvrages parus déjà : "La Plume, la voix et le plectre" et "l'Amour, la femme et les jardins dans la poésie andalouse chantée". Ce condensé de poésie destinée au chant révèle-t-il une sorte de démarche pédagogique de votre part ?

Comme je l'ai déjà dit plus haut, ma démarche est pédagogique. Saadane Benbabaali s'est inverti à 100% avec moi dans cette voie dans le but d'initier le grand public à cette poésie, sa structure et sa beauté. Nous avons même fait un voyage en Andalousie l'année dernière avec les élèves de mon association "Rythmeharmonie" afin de pénétrer ce monde merveilleux d'Al-Andalus. A la demande d'une bonne partie du groupe, nous renouvelons l'aventure cette année. Saadane est un très bon guide. Il s'est spécialisé dans ce genre de voyages et il en est à son 20e.

 

6- Une dernière question : vous n'aimez pas qu'on vous colle ce qualificatif de diva que vous désignez comme un fourre-tout paresseux pour journaliste pressé de "pondre" son papier . Est-ce vrai ? Et pourquoi  ?

C'est surtout parce qu'on est toujours en train de se comparer aux autres. Pourquoi ne pas être soi-même. Ma musique est particulière, ce n'est pas de l'opéra, donc je ne suis pas une diva. Je préfère qu'on m'appelle interprète de nouba, ça me va parfaitement. Mais si vous insistez pour m'appeler diva, je ne vais pas vous l'interdire (rire).

 

Du tac au tac

  • Que représente la musique andalouse pour vous ?
    ... Une passion, une identité. C'est mon Algérie.
  • Le maître que vous aimez écouter le plus ?
    ... Abderrezak Fakhardji. C'est plus pour sa rigueur et son aura que pour sa voix.
  • L'interprète andalouse que vous appréciez le plus ?
    ... Maalma Yamna. La femme qui s'est imposée, à l'époque, dans un monde masculin.
  • Un projet qui vous tient à cœur ?
    ... Enregistrer tout le patrimoine çanaa.
  • Le concert qui vous a marquée ?
    ... Concert au palais de l'Alhambra à Grenade. Revenir sur les pas de Zybiab, le rêve.
  • Votre perception au duo poésie-musique ?
    ... Valoriser la beauté arabo-andalouse par le dialogue entre littérature et art musical.
    . . C'est ce qui pourra attirer le public qui ne connaît pas ce genre.
  • Beihdja est-elle perfectionniste ?
    ... Oh oui. Il m'arrive de ne pas trouver le sommeil tant que je n'ai pas finalisé une œuvre en cours.
  • Si vous n'étiez pas musicienne, vous auriez souhaité embrasser quelle carrière ?
    ... Microbiologiste. La spécialité que je voulais faire avant 1992,
    . . année où je me suis consacrée pleinement à la musique.

 

Al Madjid Bentchoubane
"DZERIET" No 159, mai 2018