La gardienne du temple andalou

 

   
     
 

"Beihdja Rahal: Elle se distingue dans le monde généralement masculin de la musique andalouse. Elle vient de signer sa septième nouba".

Elle vient de sortir en CD sa septième nouba intitulée Raml. Beihdja Rahal confirme à chaque fois plus la place de choix qu’elle détient dans le milieu de la musique classique algérienne. A l’âge de 40 ans, elle est actuellement la voix féminine exclusive ayant émergé au milieu d’un cercle déjà restreint d’interprètes masculins de ce genre musical. Parce que la musique classique algérienne authentique est la nouba, Beihdja s’est fixée comme priorité de ne chanter que le genre dans lequel elle a été formée.

Forte d’une voix exceptionnelle, elle a fini par marquer la musique classique d’une empreinte particulière. Mais quelque soit la voix que l’on peut avoir, dit-elle, elle ne peut suffire pour mener son auteur vers la gloire s’il n’a pas la maîtrise de l’interprétation. Et dans le cas de Beihdja, "il s’agit d’être le plus fidèle possible à l’authenticité du texte", depuis quelques années, elle s’est fixée comme objectif la préservation de ce pan de notre patrimoine culturel, en procédant à l’enregistrement de l’ensemble des noubas qu’il comporte en CD. C’est tant mieux, serions-nous tenté de dire, lorsque l’on sait que sur les vingt-quatre noubas composant ce patrimoine, seule la moitié est préservée aujourd’hui étant donné que l’enseignement et la transmission de ce genre musical se faisait oralement.

Entre ses tout premiers pas dans le monde musical et les échelons du professionnalisme qu’elle gravit, doucement mais sûrement, beaucoup de sacrifices ont été consentis, "s’il n’y a pas beaucoup d’interprètes dans ce genre, c’est parce que ce dernier n’est pas commercial. C’est une musique savante qui requiert énormément de résistance et de patience", explique-t-elle. Tout ce dont, en fait, s’est armée Beihdja Rahal depuis qu’elle fit son entrée, en 1974, à l’âge de 12 ans, au conservatoire de son quartier d’El Biar, "c’est par le plus pur des hasards que j’ai opté pour la musique classique. Ce n’était qu’un loisir en dehors des études". Et il n’en fallait pas plus pour que le déclic ait lieu: "dés la première année, les choses ont changé grâce à la touche de notre enseignant Zoubir Kerkachi, qui a su distiller en nous l’amour de cette musique en la hissant au rang élevé qui lui sied".

Le loisir se transforme en passion et accapare le cœur et la préoccupation de Beihdja qui se proclame "fille de l’indépendance" pour être née un 8 juillet 1962. D’autant que son enseignement se fait entre les mains de Mohamed Kheznadji jusqu’en 1982 où elle décide de quitter le conservatoire pour intégrer, sur la demande de ses membres, l’association El Fakhardjia. "Ce fût déjà un rêve pour moi que d’être sollicitée par des maîtres de l’andalou, en plus du maître incontesté et incontestable que fut le chef d’orchestre Abderrezak Fakhardji, il y avait des noms comme Hezabri et Harbit". Beihdja, l’ élève, continuera donc à évoluer au milieu de cette pléiade de virtuoses de cet art et de qui elle épuise les normes précises de son interprétation.

Son talent n’échappe, par ailleurs, pas à l’appréciation de ses maîtres. Et c’est ainsi qu’elle se voit dés la première année de sa présence au sein de l’association confier, par Abderrezak Fakhardji, une mission aussi lourde qu’honorifique: interpréter un solo "ya morsili", en duo avec Hamid Belkhodja, un morceau pas du tout évident, y compris lorsqu’on est en chœur, assure-t-elle. C’est d’autant une lourde responsabilité que l’exécution de ce morceau se fera face au public, dans le cadre d’un concert. Rien à voir avec la première confrontation de Beihdja, alors au conservatoire, face au public composé uniquement des parents d’élèves, "on avait à l’époque l’impression d’être dans une fête, d’où notre insouciance. Mais lorsque j’ai dû affronter le public pour mon premier concert, c’est le trac. C’est comme si on m’avait jetée seule à l’eau, et c’est alors le soulagement à la fin du spectacle".

La notoriété de Beihdja commence à se faire dans ce milieu musical où elle évoluait en solo au sein d’El Fakhardjia qu’elle quitta en 1985 pour fonder, une année plus tard avec Ahmed Sefta, l’association Essoundoussia, dont le siège est à Alger-centre. Pour peu qu’elles soient actives et désintéressées, Beihdja voit d’un bon œil la prolifération des associations qui contribuent, par la formation qu’elles dispensent, à la sauvegarde de ce précieux patrimoine. Jusqu’à 1992, elle continue à chanter pour le plaisir dans des concerts, tout en dispensant, en parallèle, des cours de sciences naturelles dans un lycée. Elle décide cette année-là de s’installer en France et, du coup, c’est l’entame d’une véritable carrière individuelle qui s’impose, autant dire redémarrer de zéro, d’où la difficulté du défi. Il s’agissait avant tout, pour y parvenir, de se faire connaître, de convaincre, de trouver des musiciens avant d’acquérir leur confiance. Beihdja veut prendre le temps qu’il faut pour réussir son projet.

Le premier concert a lieu en 1993 à l’institut du monde arabe (IMA) à Paris. D’autres suivront au même lieu, au centre culturel algérien et au siège de l’Unesco, à Paris. Son nom commence à accrocher. Une maison d’édition française, la contacte pour l’enregistrement de trois noubas (Zidane, Mezmoum, et Rasd) respectivement en 1995, 1997 et 1999, "c’est alors que j’ai pensé à enregistrer en Algérie et, en mars 1999, les deux premières noubas y ont été commercialisées avec succès par Cadic et il y a eu une demande pour la troisième", confie-t-elle, non sans satisfaction. C’est qu’en partie elle a le sentiment d’avoir atteint son but lorsqu’elle réalise l’accueil fait par le public, les médias et le milieu artistique français. "Mon travail ne s’adresse pas tant à la communauté algérienne qu’aux étrangers". Dans son pays, elle n’est pas moins fière de l’impact de ses efforts sur le public qui ne cesse de s’élargir au fil des concerts, depuis le premier donné en mai 2000.

Dans le cadre de la promotion de sa dernière nouba enregistrée en Algérie et distribuée par les éditions Lazer, Beihdja donne rendez-vous à son public le 18 septembre prochain pour un concert à la salle Ibn Zeydoun, suivi d’une vente dédicace. A chacun de ses spectacles, Beihdja fait salle comble. C’est une belle récompense pour les années de peine. De la part des autorités en charge de la culture, elle n’attend qu’une chose : un statut qui revalorise et prémunisse l’artiste algérien, "quand je donne un concert, je veux bien remettre une fiche de paye à chaque musicien comme cela se fait ailleurs", regrette-t-elle.

 

Mekioussa Chekir
"LE MATIN" mercredi 21 août 2002