Je ne suis pas qu'une interprète de nouba  
     
     
 

Beihdja, c'est son prénom. Rahal son nom. Le vrai quoi. Mais son nom à elle, son fétiche, dont elle tire toute sa fierté de femme et d'artiste aussi, le nom qu'elle se plaît tant à porter, c'est Mme Nouba. Difficile de parler à cette nymphe andalouse sans qu'elle vous transporte dans son univers sonore et poétique et… Bien sûr romantique. Mais que fait cette biologiste pour s'embourber dans ce monde où la science n'a franchement aucune place ? Ecoutons-la.

 

Et si on vous appelait Mme Nouba ?

Cela me convient parfaitement. Pour la simple raison que je suis interprète de la nouba andalouse.

 

Beihdja ou Baheidja, qui est le plus juste ? Et pourquoi cette différence ?

Moi je préfère Beihdja, parce que d'abord c'est mon vrai prénom. C'est aussi le nom d'Alger. Là où je suis née un certain 8 juillet 1962. Ma naissance a donc quelque chose de particulier.

 

Beihdja n'existe que par la musique andalouse et rien que par l'andalou ?

Si l'on me juge à partir des dernières années, c'est effectivement le cas. La musique andalouse est tout pour moi. Mon travail, ma passion au point que je suis devenue à la fois interprète et enseignante de ce patrimoine musical. Si par contre l'on fait un grand bond dans le passé, Beihdja Rahal n'était pas que Mme Nouba. Je suis biologiste de formation. J'ai enseigné les sciences naturelles, des années durant, dans plusieurs lycées de la capitale : Bouattoura, Emir Abdelkader, Séminaire à Notre Dame d'Afrique.

Donc, ce n'est pas tout à fait vrai de dire que je n'existe que par l'andalou. Mais cette musique-là oui, c'est toute ma vie. Je l'ai dans les veines. Et, qui plus est, ma passion m'a poussé même au-delà de l'interprétation. C'est-à-dire qu'elle m'a ouvert les portes de l'enseignement. En France, où je vis depuis quelques années, j'enseigne la musique andalouse, depuis quand même six années. Je donne aussi, de temps à autre, des conférences ici et là sur la musique classique, des communications, j'anile des ateliers… Voilà pourquoi maintenant je n'existe, comme vous le dites, que par l'andalou.

 

Vous menez depuis quelques années une carrière en solo. Ce n'est pas une mince affaire. Pourquoi ce choix ?

A vrai dire, je n'en sais trop rien. C'est venu comme ça, tout seul, par la force des choses et des circonstances de la vie. Au début, je ne savais pas où cette expérience allait me mener. Ce qui est sûr, toutefois, c'est que jamais je n'ai demandé la permission de personne pour me lancer dans cette aventure. Certes, les 21 ans de ma formation musicale en Algérie n'était pas, croyez-moi, suffisants pour me lancer dans une pareille aventure en interprétant un patrimoine lourd et riche. Mais, j'ai quand même bien fini par décoller. C'était en 1995. Année où j'ai enregistré mon premier album en solo.

 

Née à Alger, interprète d'une musique raffinée que peu de gens exercent… n'êtes-vous pas, enfin, une « noble » fille issue de la bourgeoisie ?

Non pas du tout. Je viens d'une famille modeste qui a toujours habité El Biar. Mon père était cadre à la Sonelgaz. Quant à la musique andalouse, il y a toute ma famille, mes neuf frères et sœurs, qui sont passés par le conservatoire. Tous aussi, nous avons poursuivi des études supérieures. Je reste, quant à moi, la seule à avoir opté pour une carrière artistique. Famille bourgeoise ? Je ne pense pas, alors là pas du tout !

 

Les mauvaises langues disent que la musique andalouse est réservée uniquement aux enfants de la « haute » société… Qu'en dites-vous ?

Il y avait, c'est vrai, une période où l'on tenait compte notamment de la situation sociale des musiciens. Epoque où il fallait être un « oulid flène » (fils d'une personnalité) pour espérer faire partie d'un monde presque fermé. Maintenant, ce n'est plus le cas, Dieu merci. Il faut ôter cette étiquette ô combien nuisible de musique bourgeoise. Il s'agit, au contraire, d'un patrimoine national qui appartient à tous les algériens.

Toute personne peut faire de l'andalou quelque soit sa situation sociale. Aussi, il est tant pour cette musique d'en finir avec cette citadinité qui fait d'elle une musique viscéralement cloîtrée dans les grandes villes. Notre intérêt veut que celle-ci soit vulgarisée à travers tout le pays, dans les villages et les régions reculées.

 

Après une brillante carrière ici en Algérie, vous avez quand même fini par quitter le pays. Quand et pourquoi ?

Vous savez, ma carrière professionnelle, je ne l'ai pas commencé en Algérie. J'enseignais encore les sciences naturelles avant que je ne décide, en 1992, d'aller m'installer en France. Je faisais toujours partie de l'association Essoundoussia dont je suis d'ailleurs membre fondateur. Donc, jusqu'ici ma carrière artistique se résumait à cette association. Les gens ne me connaissaient pas encore. Beihdja Rahal, c'est un nom qu'on a connu depuis la France. Je me suis dit alors qu'il fallait la commencer cette carrière. Je me suis entendu avec des musiciens qui eux aussi vivaient en France.

On se connaissait déjà puisque nous avions fait les bancs des associations ensemble durant plus de vingt ans. Très vite, on s'est mis au boulot. Répétitions ici et là, petits concerts dans Paris, à l'institut du monde arabe, au centre culturel algérien (CCA), dont l'apport a été précieux dans ma carrière. Car à cette époque-là, le CCA organisait pour les artistes algériens des tournées dans plusieurs villes de France. C'est ainsi que les gens ont commencé à nous connaître. De fil en aiguille, je me suis résolue à enregistrer mon premier album. J'ai été contacté par un éditeur algérien en France qui voulait financer le produit. Et voilà le départ.

 

Le pays, vous l'avez quitté pour qu'elle raison ?

Au départ, je voulais poursuivre ma carrière de biologiste. Chose que je n'ai pas pu faire d'autant plus que mon penchant pour une carrière artistique s'affermissait plus que celui de biologiste.

 

Ce n'était pas une question de fric alors ?

Absolument pas. Vouloir la richesse en chantant de l'andalou, c'est se tromper lourdement dans ses calculs. Mon choix, je l'ai fait par passion, par amour. Seulement par amour.

 

Vous le faites en tout cas de manière assez organisée…

Petit à petit, mon travail a revêtu un aspect pédagogique. Comme je vous l'ai dit auparavant, j'organise des rencontres, je donne des conférences de presse et j'anime des débats autour de la musique classique algérienne. Jetez un coup d'œil sur le support de mes albums et vous saurez à quel point est crucial pour moi cet intérêt pédagogique. Les CD contiennent des textes en arabe, accompagnés d'une traduction française. Un autre texte aussi pour parler de la musique andalouse…

Chez nous, en Algérie, et je le déplore, bien qu'il y ait beaucoup d'interprètes talentueux, la plupart d'entre eux n'accordent que très peu d'importance au côté pédagogique en se contentant seulement de chanter. Il faut, à mon avis, intéresser le jeune public en lui inculquant la valeur de cette musique et toute la poésie qu'elle accompagne – Mouwachahate, Zedjel… - écrite par les poètes de renom dont Ibn Zeydoun Ibn Labbana, Ibn Khafadja et bien d'autres grands poètes. Pour moi, en tout cas, ce travail est un engagement.

 

Aller chanter l'andalou en France ce n'est pas là une aventure suicidaire ?

Pas du tout, du moment que je le fais par passion.

 

Mais le public français a ses particularités qui ne sont pas celles du public algérien…

Certes. Mais il faut savoir que le public européen est un public de culture. Quand il ne connaît pas une musique, il vient la découvrir. J'ai chanté en Hollande et en Allemagne dans des salles combles où il n'y avait presque aucun algérien. Pour vous dire qu'il s'agit là d'un public cultivé et très raffiné.

 

Mais vous savez mieux que quiconque que les conditions de travail en France ne sont pas les mêmes qu'en Algérie… Comme par exemple la disponibilité des musiciens.

Sur ce point, je ne me plains pas trop. Je dispose d'une bonne pléiade de musiciens bien que mon orchestre ne soit pas encore au grand complet. Je manque de quelques instruments traditionnels, le ney (clarinette traditionnelle), le qanoun (cithare), la mandoline que j'arrive à avoir de temps à autre.

 

Votre mari joue dans la troupe. Quel effet cela vous fait-il ?

Je pense que c'est à lui que vous devez poser cette question. C'est lui qui joue plutôt à mes côtés et non le contraire. Il fait partie de l'orchestre en tant que luthiste. Et c'est moi qui l'ai choisi pour qu'il figure dans la troupe. Quel effet cela fait ? Je dirais qu'il m'aide beaucoup à la maison, nous travaillons régulièrement ensemble. C'est très important pour moi d'avoir l'avis d'un musicien. Ça nous arrive souvent de préparer les concerts à la maison. Cinquante pour cent du travail, je le fais donc avec lui. C'est, à mes yeux, très important que le mari d'une artiste femme partage avec elle le même domaine, la même passion.

 

C'est l'andalou qui vous a unis pour le meilleur et pour le pire ?

Oui. On s'est connu dans les années quatre-vingt. Nous avons joué ensemble durant des années à Essoundoussia, Fakhardjia. On a donc fini par nous marier.

 

Des enfants ?

Non, pas pour le moment.

 

Comment le public en France apprécie Beihdja Rahal ?

En France, mon public est d'abord algérien issu, évidemment de la communauté algérienne établie là-bas en masse. Un public de plus en plus fidèle et qui ne cesse de s'élargir. Il y a aussi beaucoup de français qui assistent à mes concerts.

 

Beihdja a son public algérien, elle est sur toutes les affiches, elle remplit les salles… Vous avez fini par vous attirer beaucoup de jalouses ici en Algérie… Tout le monde en parle, en tout cas.

La jalousie et les détracteurs, on en trouve partout et dans tous les domaines. La musique andalouse n'y échappe pas. Cela dit, à la limite, il ne faut pas trop prendre ces choses-là en compte. Il faut vivre sa passion et poursuivre inlassablement son objectif.

 

Pensez-vous devenir une grande dame comme Fadila Dziria ?

Etre une grande dame comme Fadila Dziria, bien sûr, je le veux à plus d'un titre, beaucoup plus pour son charisme et sa carrure. Mais pour le reste, c'est-à-dire le genre d'interprétation, je ne pense pas qu'on soit sur la même longueur d'onde toutes les deux. Elle, c'était la chanson algéroise proprement dite avec à la clé du âroubi, du haouzi. Néanmoins, si elle avait interprété des inqilabate, insirafate, khlassate… elle n'a pas chanté la Nouba. Voilà pourquoi je ne peux pas être Fadila Dziria. Quant à son image de marque, trouvez-moi une artiste qui n'en a pas rêvé !

 

Vous avez une voix d'or, tout le monde le dit. Que faites vous pour l'entretenir ?

Le vrai entretien se fait d'abord par le chant. Puis il y a le repos. C'est primordial. Sans repos, la voix subira les affres de la fatigue. Vous savez, l'andalou est une musique qui demande un effort vocal titanesque à travers les aigus et les graves. Certains préconisent les anchois et d'autres aliments salés. Ce n'est pas tout à fait mon avis.

 

Si on vous proposait de chanter un autre genre que l'andalou, que chanteriez-vous ?

Rien du tout. Je n'y pense même pas. L'andalou est ma seule passion. Au début de ma carrière, on m'a demandé pourquoi je continuais à chanter un genre – la Nouba – que personne n'écoutait. Pour moi, en tout cas, la nouba est une passion. C'est ma vie. Chanter autre chose, même une musique traditionnelle, le chaoui, le kabyle ou le naïli, je ne pourrai m'en délecter et absorber toute la substance.

 

Vous chantez dans les fêtes familiales ?

Je n'en parle même pas. Dans mon jargon, il y a des concerts, des tournées, des enregistrements. C'est dommage qu'en Algérie des interprètes pourtant pétris de talent se vantent du nombre de cérémonies de mariages qu'ils animent. Ce n'est pas l'artiste ça. Je ne suis pas là pour leur en vouloir ou les accabler. C'est un choix personnel. Mais dire, pour certains, en plein plateau télévision, que son agenda de fêtes est complet durant tout l'été, je trouve ça malheureux. Voilà la triste réalité de l'artiste algérien sans statut professionnel.

 

Vous rentrez souvent en Algérie ?

Oui, très souvent. A chaque fois que je le peux. A chaque fois que je sors un nouvel album. Souvent j'organise mon concert toute seule en Algérie. C'est moi qui finance tout : le studio, les musiciens, la traduction des textes, les photos… je produis mon album quoi. Une fois le produit fini, je pars chez Soli qui ne m'a d'ailleurs jamais refusé. Après la mise sur le marché de l'album, je commence alors à organiser mes concerts. Je cherche la salle et Dieu merci personne ne me refuse parce qu'ils savent qu'elle sera pleine. Un concert de promotion. Une conférence de presse quinze jours avant le concert. La presse, la télé et la radio en parlent. Le public est là, El Hamdoulilleh. Arriver à me produire en Algérie m'aide donc à y revenir souvent. Ça me permet de venir chez ma famille, mes frères et sœurs.

 

Qu'est-ce qui vous manque le plus au pays ?

A part ma petite famille, franchement, il n'y a pas grand-chose qui me manque étant donné que je reviens régulièrement dans le cadre de mes tournées. Mais dés que je ressens un brin de nostalgie, je prends mes valises et je rentre.

 

Prévoyez-vous, comme certains artistes, un retour définitif au pays ?

L'artiste, le vrai n'a pas d'adresse. Là où il créé, il est bien.

 

Des passions à part la musique ?

Oui, beaucoup. J'ai la chance de vivre à Paris. Cette immense ville de culture. Là, pullulent les salles de spectacles, les cafés-concerts, les théâtres, les bibliothèques… Je m'inspire beaucoup à Paris où je profite tout le temps des rencontres culturelles qu'on organise ici et là. D'autant plus que cela m'a permis de connaître de grandes personnalités que je ne connaissais pas auparavant. Je citerai entre autres le dramaturge Slimane Benaïssa, Mohamed Fellag, Mohamed Chouikh, Ziani Chérif Ayad, Sonia. Et bien d'autres.

 

Musique préférée ?

J'écoute tout ce qui est beau pour que qu'il y ait de la poésie. Le texte, c'est sacré à mes yeux. Hélas, chez nous, c'est la dernière chose à laquelle nous pensons. Vous avez des chansons qui appellent carrément au suicide ! Ce qui est complètement aberrant. Il est grand temps que l'on s'intéresse au texte et à la poésie pour qu'on puisse éduquer avec la musique.

 

Votre idole ?

Sans conteste Maâlma Yamna. C'est elle qui représente, à mes yeux, la musique classique féminine. C'est une grande artiste qui manie la Nouba avec panache, d'autant plus qu'à l'époque, c'était la seule dame à avoir accès sans coup férir au milieu masculin.

 

 

Amine Goutali
"NASS BLADI" janvier 2007