Double CD édité par l'Institut du Monde Arabe de Paris:
Nouba M'djenba 1 + Nouba Mezmoum 2

 

 

 Editions IMA & Harmonia Mundi

 

 

Présentation

Quand le musicien arabe saisit son luth ou son rabab [1] et improvise un istikhbâr ou un mawwâl [2], il accomplit un geste magique qui le relie aussitôt au monde des "sphères supérieures". Car nos âmes, affirment les soufis, ont visité le Paradis et y ont goûté des mélodies divines avant que nos préoccupations terrestres ne nous les fassent oublier. "Nous avons tous entendu cette musique au Paradis, écrivait Mawlana Jalal ud-din Rumi. Bien que l'eau et l'argile de nos corps aient fait tomber sur nous un doute, quelque chose de cette musique nous revient en mémoire."

L'histoire de toute musique ne serait alors que la quête ininterrompue des musiciens afin de retrouver ces mélodies célestes originelles. Leurs efforts ne tendraient qu'à se réapproprier ce que nos âmes ont entendu avant d'être enfermées dans l'opacité des corps physiques.

Même si, pour accompagner son chant, le musicien a recours à son instrument, la musique arabe est impensable sans la voix du chanteur. Par sa voix, l'interprète transmet l'émotion qui l'étreint. Une complicité s'établit alors entre le messager inspiré et l'auditeur raffiné et exigeant dont l'âme a soif de révélations subtiles. C'est le sens profond de ce qu'on appelle "majalis al-ouns", ces moments où une communion profonde se crée entre celui qui chante et ceux qui écoutent. Musique, chant, interprètes et auditeurs ne font plus qu'un dans cette wihdat at-tarab, une forme d'empathie émotionnelle que les vrais amateurs de musique recherchent dans chaque concert.

L'Imam Abû Hâmid al-Ghazali proclamait: "Celui qui n'a pas été remué par les fleurs du printemps et les cordes du luth a une âme corrompue pour laquelle il n'existe aucun remède". La musique éveille l'âme par la joie qu'elle procure, mais aussi par le "spleen" qu'elle fait naître dans le cœur en ravivant tous les souvenirs enfouis et les blessures accumulées. Les peines d'amour, les affres de la séparation et la douleur des attentes déçues refont surface. De même, on se souvient de l'innocence de l'enfance et des illusions de l'adolescence. Puis, comme par magie, la voix du chanteur, les sons des instruments ou les paroles d'un poème viennent panser les plaies et remplir de joie l'âme de celui qui est à l'écoute.

L'auditeur perçoit la musique autant avec son "histoire personnelle" qu'avec la culture acquise dans la société où il a reçu son éducation. Et le thème qui provoque le plus ce sentiment de profonde nostalgie est celui de la perte de ce paradis réel ou mythifié : al-Andalus. L'Espagne fut musulmane pendant plusieurs siècles et lorsqu'elle fut perdue, ses anciens habitants n'acceptèrent jamais leur exclusion définitive et crurent longtemps à un possible retour dans leur patrie. C'est la raison pour laquelle les Andalous transmirent à leurs descendants, de génération en génération, les clés de leurs demeures abandonnées de l'autre côté de la mer.

Ils léguèrent aussi à leurs héritiers leur profond chagrin et des chants poignants de nostalgie. Ils y racontent leur attachement à un mode de vie qui fut exemplaire à leur époque. Ils étaient célèbres pour leur joie de vivre et d'aimer ainsi que pour leur soif d'absolu durant les siècles qui ont précédé la chute du dernier rempart musulman : Grenade. Malgré cette tragédie, les chants andalous sont toujours vivants comme le sont les arbres et les rivières qui les ont vus naître. Ils sont vrais comme le furent les joies et les peines des hommes et des femmes qui ont inspiré leurs auteurs.

Le double album présenté ici par Beihdja Rahal vient confirmer ces propos par l'émotion qu'il fait naître chez l'auditeur. Les poèmes chantés parlent de la joie d'aimer :

Éveille-toi, mon amour et écoute le rossignol
Répandre son chant dans le jardin
Où toutes les fleurs sont réunies …

Mais ils sont aussi un miroir du cœur de l'amant qui souffre :

Pour toute boisson, je n'ai que mes peines et mes chagrins,
Et pour unique mélange, mes larmes abondantes.
Par Dieu ! Ce qu'il a déversé comme pleurs
Cet amoureux que torture son ardente passion.

La voix émouvante de la chanteuse a porté jusqu'à nous, en plus des pièces connues du répertoire andalou, quelques perles vouées à l'oubli. Elles sont sauvées grâce à la générosité de Yacine Bensemmane qui a livré à Beihdja Rahal ce que son père passionné de musique lui a légué. Elles sont sauvées aussi grâce à l'opiniatreté d'une chanteuse désireuse d'offrir à ses auditeurs tout ce qu'elle a appris et ce qu 'elle continue de recueillir. Rabah Mezouane et le regretté Tarik Hamouche font deux portraits croisés mais convergents de celle qui est devenue un grand nom de la nawba algérienne. Le lecteur pourra se rendre compte du chemin parcouru par Beihdja Rahal depuis ses premiers cours au Conservatoire d'El-Biar à Alger.

Enfin les explications données sur les deux nawbât Mezmoum et M'djanba ainsi que les traductions de l'ensemble des textes chantés apporteront un éclairage indispensable pour l'auditeur non arabophone. Tous les ingrédients sont ainsi réunis pour que ce double album, par la qualité de l'interprétation et la richesse de son livret, soit une occasion de s'émerveiller et de s'instruire.


Saadane Benbabaali

Spécialiste de la littérature arabo-andalouse
Maître de conférence à l'université Paris III, Sorbonne Nouvelle

 

 

L'art de la nouba

Quel art mieux que la nouba exprime la nostalgie, la tristesse, l'amour déçu, mais aussi l'espoir qui régnait grâce à la beauté de la musique ?

Conçue au IXe siècle dans le paradis perdu d'al-Andalus, la nouba est d'abord l'œuvre d'un homme, Ziryâb (dont le vrai nom est Abû Al-Hassan 'Ali ibn an-Nâfî, né en 789 dans l'actuel Irak et décédé à Cordoue en 857) qui est à l'origine du chant andalou. Ancien affranchi, menacé de mort par le musicien officiel de la cour de Bagdad, ce prodige s'exile à Cordoue en 822. Abderrahmane II le prend sous sa protection et lui offre la possibilité d'exprimer son talent. Sa musique rencontre la poésie andalouse dont la structure strophique répond à la nécessité de variation mélodique qui caractérise la nouba et s'épanouit dans ses thèmes de prédilections : Douceur de vivre et amour courtois.

D'Andalousie, la nouba se diffuse dans tout le Maghreb et le Mechrek, via les musiciens et lettrés qui sillonnent la région. Au fil de la Reconquista de l'Andalousie par les chrétiens au XVe siècle, elle accompagne les mouvements migratoires et s'enrichit d'apports locaux. C'est ainsi que les écoles comme le gh arnâ t î de Tlemcen (originaire de Grenade), la s an'â d'Alger (venue de Cordoue) et le mâlûf de Constantine (originaire de Séville) voient le jour.

Par la suite, l'art de la nouba s'est figé, les musiciens cherchant à conserver le genre plutôt qu'à le faire évoluer. De nombreuses pièces sont malheureusement tombées dans l'oubli. D'autres ont vu leur mode se confondre. Près de la moitié des noubas d'origine ont ainsi disparu. C'est dans les années 1930 qu'une poignée de passionnés ressuscite l'art de la nouba. La radio, le disque, puis la télévision, les festivals et aujourd'hui internet ont permis la sauvegarde de ce patrimoine, sur les deux rives de la Méditerranée.

La structure de la nouba

Signifiant « attendre son tour », la nouba est "une suite de pièces instrumentales et vocales chantées sur des mélodies appartenant à des modes caractéristiques. Elle est exécutée sur des rythmes d'allures différentes se succédant avec une accélération progressive du tempo". (Saadane Benbabaali et Beihdja Rahal, La plume, la voix et le plectre, 2008).

Chaque nouba repose sur un mode appelé tab', qui lui donne généralement son nom. Dans l'école algérienne, ils sont au nombre de douze : dîl, m'djanba, h'sîn, raml al-mâya, raml, ghrîb, zîdân, rasd, mazmûm, sîka, rasd ad-dîl, mâya. La légende raconte que le répertoire de Ziryâb comportait 24 noubas, sur 24 modes conçus pour chaque heure de la journée. Cependant, même si certaines noubas comportent des allusions au crépuscule ou au lever du jour, rien ne permet de confirmer cette hypothèse.

Les instruments d'origine comptent le luth (‘ûd) et ses dérivés (luth ‘arbî, kwîtra), le qânûn (cithare), la flûte-nây et les percussions : t'biblât et târ. D'autres instruments sont venus se greffer au fil des siècles : derbouka, violon, alto, mandoline, voire piano. L'architecture de la nouba était très précise. Toutes les noubas n'ont pas conservé leurs mouvements, et se sont également enrichies d'autres pièces, ou istikhbar, relevant de l'improvisation.

Chaque nouba commence par la m'shâliya, une ouverture instrumentale non rythmée, hésitante, qui aboutit à une dernière phase harmonieuse, annonçant l'entrée dans la tushiya. Cette dernière demeure instrumentale mais une percussion entre en action et annonce les mélodies qui seront chantées dans les sections suivantes. Le tempo s'emballe jusqu'à la transe avant de ralentir pour préparer l'arrivée de la première pièce vocale : le m'saddar.

Joué sur un rythme binaire, austère, lent, le m'saddar exalte la voix du soliste, à laquelle les instruments donnent la réplique. Le btayhî reste dans le même rythme, même si le tempo est libéré de la contrainte. Puis le kursî (« chaise »), petite pièce instrumentale de transition, permet de passer au dardj, dont le mouvement s'accélère, avec une mesure ternaire qui apparaît à la fin de la strophe chantée.

La tushiya-t al-insirâfât permet aux chanteurs de reposer leur voix et de préparer l'auditeur à la deuxième partie de la nouba, qui se joue, sur un rythme ternaire. Après un nouveau kursî, viennent les deux dernières sections : l'insirâf et le khlâs . Elles sont jouées sur un tempo de plus en plus rapide, culminant avec le khlâs qui invite à la danse avant de s'éteindre brusquement. La tushiya-t al-kamâl vient clore le tout et enchaîner éventuellement avec la nouba suivante.


Jessie Magana

 

 

Rarement interprète du répertoire arabo-andalou, maîtrisant également l''aroubi et le hawzi, n'aura mis autant de passion dans l'exercice de son art. Pourtant, initialement, Beihdja Rahal, née en 1962 à Alger, au sein d'une famille de mélomanes, n'avait pas envisagé une carrière artistique. À l'instar de ses frères et sœurs (ils sont neuf au total), elle s'est retrouvée inscrite au conservatoire d'El-Biar, en 1974, à l'initiative de sa mère. Certains ont choisi le piano comme instrument, car il y en avait un à la maison, Beihdja a préféré la mandoline pour des raisons pratiques.

Au conservatoire, elle choisit l'arabo-andalou comme discipline et elle côtoie le maître Mohamed Khaznadji qui lui fournit les armes nécessaires pour fourbir un répertoire aux bases des plus consistantes. Le tout en menant à bien son cursus scolaire, couronné par l'obtention, en 1989, d'une licence en biologie, spécialité parasitologie, qui lui permettra d'enseigner les sciences naturelles, successivement aux lycées Bouattoura et Emir Abdelkader de la capitale algérienne.

En 1982, elle rejoint la fameuse association El Fakhardjia et, dans la foulée, en avril de la même année, elle effectue ses premiers pas scéniques au Théâtre national algérien (ex-Opéra d'Alger), où elle se distingue par l'interprétation d'un long solo de la nouba hsine. Cette performance distinguée la fait remarquer par Bouabdallah Zerrouki, un talentueux ingénieur du son, à qui l'on doit, entre autres, une belle série discographique autour de Khaznadji. Il lui suggère alors d'enregistrer toutes les noubas algériennes. Elle le fera bien plus tard, mais sur l'instant, elle ne se sentait pas encore prête, d'autant qu'elle se souciait davantage de ses études et, en l'absence d'un statut de l'artiste en Algérie, elle continuait de penser la musique en termes de loisir.

En 1983, feu Maître Abderrezak Fakhardji, la choisit pour interpréter une nouba complète dans le mode rasd eddil dirigée par le Cheikh Hamidou Djaïdir, lors d'un concert donné à l'opéra d'Alger, diffusé également à la télévision algérienne. Co-fondatrice de l'association musicale Es-Sendoussia en 1986, après avoir quitté El Fakhardjia, Beihdja participe, un an plus tard, à la production de quatre des cinq enregistrements d'une collection éditée par Zerrouki.

En 1992, elle décide de s'installer à Paris pour suivre une spécialité. Finalement, c'est en France qu'elle matérialisera ses projets musicaux imaginés avec Zerrouki, avec un premier enregistrement Zidane en 1995, un deuxième Mezmoum 1 en 1997, puis un troisième volet consacré au Rasd (1999). A partir de l'an 2000, elle travaille davantage en Algérie et se produit pour la première fois sous son nom. Il est vrai qu'elle y a trouvé un contexte plus favorable : un choix plus important de musiciens et d'instruments traditionnels. Encouragée par l'accueil exceptionnel du public, Beihdja s'investit à fond dans son ouvrage, réalisant, en dix ans, où elle s'est privée de vacances et de repos, le tour de force de mettre « en boîte » les douze noubas de l'école algéroise.

Forte d'un enseignement théorique poussé et douée d'un talent exceptionnel, Beihdja Rahal rayonne dans l'interprétation du mode andalou, ce style musical classique qui ne vaut précisément que par l'authenticité et la pureté de son jeu. L'andalou se joue forcément avec des instruments traditionnels tels que le târ (tambourin pourvu de cymbalettes), la derbouka, le luth, le violon, la kouitra (instrument typiquement algérien), le ney (flûte en roseau) et le qanoûn (cithare), et son exécution impose le respect total de ses règles, de son harmonie, de ses rythmes et de sa ligne mélodique. Son interprétation exige de la chaleur, de l'âme et du sentiment. Celle qu'en propose Beihdja Rahal dégage une atmosphère émotionnelle qui a comblé le public à chacune de ses apparitions en Europe et dans le monde.

Beihdja n'entend pas s'arrêter en si bon chemin, comme en témoigne ce deuxième tour des douze noubas mettant en relief les modes mdjenba et mezmoum. L'andalou est ici porté à son firmament par la voix cristalline et l'orchestre enchanteur de la première dame ayant enregistré les douze modes de la musique classique arabo-andalouse, une première dans l'histoire de cet art, jusque-là chasse gardée des hommes.


Rabah Mezouane

 

 

Au début du 20ème siècle, lorsque les deux faces réunies d'un 78 tours dépassaient rarement les sept minutes, l'extraordinaire Mâallma Yamna (1859-1933) devait, pour enregistrer la quintessence d'une nouba, répartir ses mouvements sur plusieurs disques. Tel est l'exemple de la nouba Raml El Maya, enregistrée sur cinq disques, dont elle nous a légué une exquise interprétation malgré cette contrainte temporelle pour le moins frustrante. Il était encore difficile pour nos illustres chantres à l'époque d'imaginer l'évolution promise à ce qu'on appellera plus tard l'industrie du disque et encore moins le statut qu'occupera la femme musicienne dans cette musique un siècle plus tard.

Il y a près de dix ans, paraissait en France la nouba Zidane de Beihdja Rahal. L’écoute de cette première œuvre, enregistrée avec une petite formation, nous fait découvrir une voix particulière empreinte de jeunesse et de délicatesse. On était encore loin de prendre au sérieux les aspirations artistiques d’une jeune chanteuse algérienne installée en France, passionnée et déterminée à mener une carrière particulièrement rude tout en demeurant solidement attachée à l'aspect traditionnel et exigeant dans l'exécution de cet art ancestral. La jeune chanteuse devait à la fois penser à faire ses preuves tout en tentant de réhabiliter l'image de la femme dans la pratique du chant classique.

C'est dans le tumulte de la vie parisienne, entre 1995 et 1999, que naîtront les trois premières noubas dans les modes Zidane, Mezmoum puis Rasd, lesquelles commenceront à faire connaître Beihdja Rahal comme l'une des voix les plus prometteuses de la musique classique algérienne. Armée de sa kouitra, elle ira aussi en croisade porter la bonne parole andalouse dans quelques pays d'Europe, d'Orient et du Maghreb.

Tel a été le début, avant de prendre en l'an 2000 un tournant différent et décisif en passant, comme elle se plait à le dire, à une vitesse supérieure dans l'enregistrement et la production ; un rythme qu'elle assume pleinement, car forte d'un apprentissage de plus de vingt ans à Alger, allant du conservatoire d'El Biar en 1974 aux ensembles El Fakhardjia puis Essoundoussia. Cette nouvelle étape qui coïncidait par ailleurs avec le premier concert qu'elle donna à Alger en tant que chanteuse confirmée est surtout marquée par l’heureuse rencontre de son talent et du savoir-faire d'un spécialiste du son, épris de musique andalouse et fin connaisseur du répertoire de la çanâa, qu’est Bouabdellah Zerrouki.

La nouba Dil, 4ème opus, réalisé en l'an 2000 à Alger, avec une nouvelle formation constituée de musiciens algérois de renom a été le début d'une série de noubas officiellement promises au public algérien au fur et à mesure des conférences de presse, démarche initiée à Alger par la chanteuse pour la promotion de ses CD et de ses récitals devenus depuis fréquents. Cela ne l’éloignera pas pour autant de la scène étrangère, puisque Beihdja Rahal, tout en résidant et dispensant des cours de musique à Paris, aura à se produire dans plusieurs villes de France, en Suisse, en Allemagne, en Hollande, en Angleterre, en Espagne, en Italie, en Jordanie, en Tunisie, au Maroc, en Egypte jusqu'à l'île de la Réunion.

En trois années d'efforts intenses, de recherche et de répétitions, se sont succédées les noubas Ghrib, Maya, Raml, Hsine, Rasd Eddil, Raml El maya et Sika (dans lesquelles la composante orchestrale s'est nettement rajeunie), jusqu'à la nouba Mdjenba, parue en avril 2004 et par laquelle s'est refermée une boucle de douze noubas algéroises faisant ainsi de Beihdja Rahal la première femme à mettre à la disposition du public, par le biais du commerce et au service d'une musique qui lui a tout donné, une série de douze enregistrements dédiés au culte de la nouba dans ses différents modes.

Quant à l'amalgame pouvant parfois être fait par des non-initiés entre l'enregistrement de douze noubas par Beihdja Rahal et celui de l’enregistrement de la totalité du répertoire, Beihdja Rahal explique que la cristallisation du patrimoine musical çanâa reste du ressort de ses détenteurs qui sont bien plus qualifiés pour mener un travail de cette envergure. Jamais la musique dite andalouse n'aura fait couler autant d'encre qu'en ce début du millénaire ; objet de toutes les curiosités, débats et controverses… Beihdja Rahal est, sans complexe, au cœur d'une dynamique certaine insufflée, au féminin, à notre précieux héritage musical.

La Nouba Mezmoum

Le mezmoum est l'un des modes les plus caractéristiques de la musique andalouse. Joué sur la tonique FA, il correspond selon Jules Rouanet dans son étude de la musique arabe à la gamme lydienne donc au mode majeur moderne, c'est pourquoi il fut très prisé pour des expériences d'harmonisation de la musique çanâa. Sur ce disque, Beihdja Rahal nous propose un retour à la nouba mezmoum, mode qu'elle avait visité de sa voix une première fois en 1997 à Paris pour son deuxième enregistrement, avec pour pièce maîtresse le célèbre Mceddar "Ya men saken sadri".

Classée neuvième dans l'ordre établi par Edmond Nathan Yafil dans son recueil de poèmes de la çanâa édité en 1904, la nouba mezmoum passe aujourd'hui pour être l'une des noubas les plus limitées en nombre de morceaux composant son corpus. En effet, son interprétation offre de nos jours matière à l'exécution d'un programme quasi-unique. C'est ainsi que fut encouragée la tendance consistant à encombrer presque systématiquement la nouba algéroise de pièces appartenant aux répertoires voisins : celui de Tlemcen qui est plus ou moins compatible mais aussi de Constantine et même du Maroc pour alimenter une série interminable de khlass.

Généreux, spontané et volontaire, Yacine Bensemmane, fils du regretté Hadj Omar Bensemmane, a transmis à Beihdja Rahal, en quelques séances de travail, des pièces de ce programme que l'on croyait pour certaines perdues à jamais. Beihdja Rahal a tenu à travers cet enregistrement à rendre un modeste hommage à l'homme providentiel que fut Hadj Omar Bensemmane et à exprimer ses sincères remerciements aux membres de la famille Bensemmane et en particulier à Yacine pour son dévouement et pour avoir su être le fidèle dépositaire du répertoire de son père.

Tarik Hamouche
Juillet 2004

 

 

Hadj Omar Bensemmane : 1906-1972

Hadj Omar Bensemmane est né le 26 novembre 1906, issu d'une vieille famille algéroise d'origine andalouse dans laquelle la musique a toujours été présente dans toutes les étapes de la vie. Frères et sœurs s'exerçaient à la pratiquer rythmant la vie quotidienne où tout donnait prétexte à la fête.

Très jeune, il était cordonnier dans l'ancienne rue Benachère à la Casbah d'Alger. Imprégné par la vie et l'univers des artisans de la Casbah (çanayîa), il commença à faire des rencontres dans le milieu musical qui seront déterminantes par la suite. Plus tard, artisan bottier dans l'ancienne rue Eugène Robe à Nelson, Bab El Oued, il a reçu dans son échoppe de grands maîtres parmi les plus réputés de la musique andalouse, je citerai Laho Seror disciple du grand maître Mohamed Sfindja, également Mahieddine Lakehal, Mkhilef Bouchaara, Ahmed Sebti et bien d'autres. A leurs contacts, Hadj Omar Bensemmane a beaucoup appris. Par la suite, il a complété sa formation à la société musicale El Djazairia dont il a été membre fondateur en 1930. Il a ainsi côtoyé les maîtres et dirigeants de l'époque, Mohamed Benteffahi, les frères Mohamed et Abderrezak Fakhardji, Abdelkrim Mhamsadji et bien d'autres.

"Hadj Omar Bensemmane allait apprendre et sa mémoire emmagasiner de nombreuses touchias et noubas du répertoire classique (çanaa) qui firent de ce domaine, surtout après l'indépendance du pays, la source la plus précieuse à laquelle s'abreuvèrent et se référèrent un grand nombre de musiciens et de chanteurs de l'école d'Alger".

Suite au décès de mon père en février 1972, Sid Ahmed Serri lui a rendu hommage dans Algérie Actualité: "Hadj Omar Bensemmane faisait partie de ces amateurs dans le sens le plus large par opposition aux professionnels, de la lignée de Mohamed Benteffahi qui donnèrent sans rien attendre en retour et dont le rôle dans la sauvegarde et la propagation de notre art musical a été déterminant. Si ces amoureux au grand cœur de la musique sont parfois inconnus du public, ils ne le sont pas de nos artistes. C'est auprès d'eux que des chanteurs connus ont bien souvent enrichi leur répertoire d'œuvres oubliées, comparé leurs connaissances et recherché la référence devant leur permettre de mieux authentifier certains morceaux."

Véritable phonothèque vivante, toujours prêt à encourager les jeunes et les moins jeunes, connaisseurs et débutants. Professeur bénévole à El Djazairia-Mossilia, il y a enseigné de 1964 à 1970. Sollicité par Nadi El Hilal de Mostaganem, pour ne citer que Ismet Benkritly et Moulay Benkrizi à qui il prodigua avec son cousin Mohamed Bensemmane, mélomane, musicien bien connu et professeur de la classe préparatoire à El Djazairia-Mossilia, il les encouragea dans leur quête du savoir et la propagation de la musique andalouse.

Il fut également sollicité par le TNA pour assurer des cours à l'école d'art dramatique de Bordj El Kiffan, puis par l'association El Fen Ouel Adeb d'Alger. Malade, il ne put mener sa dernière mission à terme. Il a été membre du jury dans les festivals de musique classique algérienne et lors des remises de diplômes au conservatoire et à l'Opéra d'Alger, TNA.

La transmission de son répertoire a été son principal souci, de nombreux morceaux qu'il a acquis de Laho Seror, de Bouchaara et de bien d'autres ont constitué le complément essentiel de la nouba d'Alger. A l'occasion d'émissions de radio et de télévision que j'ai eu l'honneur d'animer, mon père proposa l'enregistrement de la touchia ghribet el hsine en 1970 et du btaïhi raml el maya kam li fi sabil el gharam en 1971. Par la suite, Sid Ahmed Serri, à l'occasion de la sortie de son recueil de chants andalous a enregistré un btaïhi rasd eddil ma yahlou chorb el ôuqar et un insiraf rasd eddil ghouzayali ahiaf transmis par mon père en 1955 dans un CD nouba mezdj maya-rasd eddil. Dans un deuxième CD du mode raml el maya, il interprètera un mceddar keyfa yatibou transmis par mon père en 1968.

En juin 2004, Beihdja Rahal sollicita mon conseil sur l'origine et l'authenticité de certains morceaux du mode mezmoum. C'est avec stupeur que j'ai pris connaissance de leur origine douteuse véhiculée ici et là ainsi que de leur interprétation. Beihdja Rahal est venue résoudre l'authenticité d'un morceau de ce mode et la voilà repartie avec une nouba donnée par Laho Seror à mon père en 1937, qui à son tour me l'a transmise en 1966.

Son travail n'aura pas été vain puisqu'il a transmis à ses élèves, ses proches, ses enfants et disciples, des morceaux qui auraient pu être engloutis à jamais. Il a donc su perpétuer cette musique andalouse pour que d'autres générations reprennent le flambeau et préservent cette richesse musicale des vicissitudes du temps.

Yacine Bensemmane
Juin 2004

 

 

La musique classique algérienne, appelée souvent musique arabo-andalouse avait connu dés les premiers siècles de l'expansion musulmane une floraison des plus grandioses dans les palais de Bagdad et de l'Andalousie en Espagne. Musique savante, les arabes la nomment ettarab (l'extase), en souvenir du paradis perdu. Elle traversa tant de siècles, depuis l'âge d'or de Ziryab, sans de multiples épreuves, c'est ainsi qu'elle perdit certains rythmes et beaucoup de mélodies, voire des noubas entières, dont nos recueils ne conservent que les textes.

La nouba est une suite bien établie de cinq mouvements, allant du plus lent au plus rapide. Elle peut être enrichie et embellie par d'autres pièces :

La touchia, introduction musicale.
Le Inqilab, pièce chantée dans un rythme alerte.
Le istikhbar, prélude, improvisation vocale et instrumentale.
La dlidla (berceuse) et la qâdriyya, pièces chantées.

La Nouba M'djenba d ont le nom signifie « partie antérieure » ou « flanc », est celle que l'on joue au moment où le soleil, après son lever, commence à s'élever du côté du sud, en flanc du ciel. Le texte du poème chanté dans cette nouba évoque la nature éclairée par les premiers rayons du soleil. Les fleurs printanières s'épanouissent et chaque chose visible donne le reflet merveilleux d'une vie en éveil. L'être humain est en pleine activité et tous ses sentiments répondent harmonieusement à ce qui l'entoure.

La nouba m'djenba dans ses différents morceaux musicaux est celle qui exprime le mieux le réveil du jour. La nature ressuscite et les êtres de bon matin, vont ressentir le besoin de vivre et d'utiliser toute leur vitalité pour le travail, la gaieté et le bonheur de goûter aux joies de la vie. Le poète aussi se réveille, mais devant la clarté du soleil qui lance ses rayons sur la campagne fleurie, il sent revenir en lui le souvenir d'un amour radieux. Le désir de rappeler à celle qui a suscité cet amour les moments délicieux passés ensemble.

La nouba m'djenba a perdu sa touchia. Dés le m' s addar, on sent l'ampleur et l'étendue du jour qui se lève. Il est à ses débuts et l'espoir est grand car comme disait Baudelaire : « Là, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Une floraison aussi luxuriante, un soleil aussi radieux, un climat aussi doux, suscitent forcément des sentiments propices à l'épanchement et poussent le poète à exprimer ce qu'il ressent pour celle qu'il vient de réveiller.

Cette ambiance voluptueuse, le pousse à déclarer sa passion, mais aussi à se plaindre d'un détournement, d'une bouderie de la belle. La flamme est tellement brûlante qu'elle aveugle le passionné et le pousse au doute, à l'incertitude. L'envoûtement, la passion laissent croire mille échos invraisemblables. La belle est pourtant là, elle sourit mais le poète n'en est pas convaincu parce que, son amour étant trop fort, l'enchaîne et le rend incapable de réagir ou de voir clair.

Le dar dj, ou ascension va décrire cette agitation interne, une complainte suppliante et pitoyable à la fois. Il exprime une tristesse mélancolique, une langueur désespérée où plus rien n'est à attendre. Il est tellement sincère qu'il touche le cœur de celle qui l'observe et alors le miracle inespéré se produit au grand étonnement de tous.

Le kh lâs, le final, transforme le désespoir et donne par sa beauté le regain de la vie. Pour le poète, ces déclarations sont largement suffisantes pour le rendre heureux et apaiser son désarroi. Savoir qu'il est aimé par la princesse de son cœur le pousse à se réjouir, il est comblé de joie et de bonheur. Cette nouba renvoie à un éveil progressif, à une reprise de conscience qui nous rappelle que, quelles que soient les circonstances, l'espoir fait toujours vivre.


Beihdja Rahal

d'après une étude originale de Feu Ahmed Sefta
«Etudes sur la musique algérienne», Editions "ENAL", 1988

 

 

 

 

 

 

CD 1 : Nouba M'djenba 1 comporte les morceaux suivants:

1 . Inqilab Zidane: Ahabba qalbi dhabya'n tourki
. . . . . . . . . . . . . (mon cœur s'est épris d'une gazelle de Turquie)

2
. M'cedar M'djenba: Qoum ya habibi
. . . . . . . . . . . . . (lève-toi mon amour et entends le langage du rossignol)

3
. B’taîhi M'djenba: Law kan el milah younsifou
. . . . . . . . . . . . . (ah! si les gracieuses dames pouvaient rendre justice)

4
. Istikhbar Zidane: Nadhari ila waj'hi l'habibi
. . . . . . . . . . . . . (lorsque je contemple le visage de mon bien-aimé)

5
. Dardj M'djenba: Seltek ya badiê echabab
. . . . . . . . . . . . . (je te demande Ô jeune beauté)

6
. Insiraf M'djenba: Mali chamoul
. . . . . . . . . . . . . (mes tristes larmes font office de vin)

7
. Insiraf M'djenba: Sabet qalbi
. . . . . . . . . . . . . (mon cœur est subjugué)

8
. Insiraf M'djenba: Dir el qatiê
. . . . . . . . . . . . . (prépare les coupes!)

9
. Khlass M'djenba: Ya toura in kan taôud
. . . . . . . . . . . . . (revivrons-nous ces beaux jours?)

10
.Qadriya M'djenba: Hadjeb mâa khouh
. . . . . . . . . . . . . (tes sourcils jumeaux font de l'ombre à tes yeux)

 

CD 2 : Nouba Mezmoum 2 comporte les morceaux suivants:

1 . Inqilab Mezmoum: Mawhech nahar essafar
2
. M'cedar Mezmoum: Ana îchqati fi soultane
3
. B’taîhi Mezmoum 1: Afnani del’houbbou raghma
4
. B’taîhi Mezmoum 2: Atani rassoul
5
. Istikhbar Mezmoum: (de Ibn Zeydoun) Qadhiboun min erayhani
6
. Dardj Mezmoum: Ya na-imine la tarqoudou
7
. Insiraf Mezmoum 1: Dir ya nadim kess el ôuqar
8
. Insiraf Mezmoum 2: Zad el houbbou ouejdi
9
. Insiraf Mezmoum 3: (de Ibrahim Ibn Sahl El Andaloussi) Hel dara dhabiou l’hima
10
.Insiraf Mezmoum 4: Qed becharret bi qoudoumikoum
11
.Khlass Mezmoum 1: Ya rouhi oua ya rihani
12
.Khlass Mezmoum 2: Ya mouqabil