La cantatrice radieuse
     
     
 

La Nouba Enchantée

Du 9ème au 15ème siècle, une forme particulière de la musique arabe, élaborée par le savant touche à tout irakien Ziryab, s’épanouit dans les cours de l’Espagne musulmane. Cette musique dite arabo-andalouse, avec ses lois sacrées et ses noubas, se perpétue encore aujourd’hui. Entre Alger et Paris, Beihdja Rahal enregistre tout ce patrimoine en douze albums.

Alger avait déjà sa radio musicale, Radio Beihdja, la seule station qui émet sur bande FM. Désormais la capitale algérienne a aussi Beihdja Rahal, chanteuse du style arabo-andalou qui porte légitimement son prénom. Beihdja veut dire en arabe "radieuse". El Beihdja c’est aussi le surnom affectueux que les populos algérois donnent à leur ville, quand ils sont de bonne humeur – ce qui leur arrive plus souvent que l’on croit. Algéroise jusqu’au bout des doigts, algéroise dans la voix, algéroise dans ses choix, Beihdja Rahal se révèle comme une grande chanteuse classique après vingt-cinq années d’apprentissage dans les écoles classiques de la capitale qui enseignent, loin des subventions de l’état et dans le cadre d’associations à caractère culturel, la musique arabo-andalouse.

C’est en femme épanouie, effectivement radieuse, que Beihdja Rahal arrive au seuil de la quarantaine et au bout de son projet le plus audacieux: réenregistrer les 12 noubas complètes de ce qui reste du répertoire de Ziryab, comme à l’époque du maître (789-857), quand la musique remplissait les palais enchantés de Bagdad jusqu’à Grenade, à l’époque des conquêtes civilisatrices arabo-musulmanes en Occident.

Du rêve au vertige

Des belles voix qui servent de nos jours ce genre musical classique, ce n’est pas vraiment ça qui manque en Algérie. Et même à Alger, dans le sous-genre spécifique de la "çan’â", le style purement algérois où excelle Beihdja Rahal, elle n’est pas la seule à briller. Loin de là, la très jolie Nassima ou la vénérée Naïma, pour ne citer que celles qui voyagent beaucoup, sont deux voix en or qui maîtrisent, elles aussi, l’art raffiné et complexe des noubas [la nouba est une suite de cinq mouvements allant du plus lent (mcedar) au plus rapide (khlass, final)]. Mais Beihdja Rahal est à part à plus d’un titre: «Je refuse de céder à la tentation de chanter des styles plus légers, dérives de la musique arabo-andalouse, qui sont plus populaires comme le Hawzi par exemple, dit-elle d’emblée pour se distinguer des autres. Ma démarche artistique privilégie une interprétation rigoureusement classique de la nouba selon l’esthétique de l’école d’Alger, la çan’â. C’est le style qui porte au rêve, au vertige, et à l’ivresse mystique».

Cette jeune fille de bonne famille a commencé à faire ses classes dans les deux associations-écoles les plus prestigieuses d’Alger: El Fakhardjia, Essoundoussia. Auprès des maîtres exigeants tels les célèbres Mohamed Khaznadji, Abderrezak Fakhardji et Zoubir Karkachi, la petite musicienne devient soliste et maîtrise très bien toutes les mesures et mouvements de ce genre savant exigeant. Il y a 20 ans tout juste, Beihdja Rahal chante pour la première fois une nouba complète, celle de rasd eddil, accompagnée d’un orchestre de 40 musiciens et sous l’œil du maître Abderrezak Fakhardji. Cette jeune fille qui charme par sa voix voilée sait où elle va, mais connaissant les règles, les us et les coutumes qui régissent la société du spectacle en Algérie, elle se contente de faire ce qu’on lui demande, Beihdja Rahal n’est que la jolie soliste de bonne famille d’Alger qui a réussi une première en 1983: chanter de bout en bout une nouba en public.

Des disques révolutionnaires

En 1992, Beihdja quitte Alger pour Paris. Quitte à ne plus être entourée de grands maîtres, elle tente l’aventure solo. Comme Habib Guerroumi, elle enregistre à partir de 1995 des disques révolutionnaires qui vont faire dresser le peu de cheveux qui restent sur la tête de ses maîtres algérois. Avec des moyens dérisoires, Beihdja Rahal a osé enregistrer en version intimiste les trois premières noubas. Loin des grands orchestres, Beihdja Rahal impose sa voix en avant: «Je n’avais pas les moyens de rester longtemps en studio, ni de faire venir les musiciens d’Algérie», avoue-t-elle aujourd’hui, sans rien regretter. Ces disques enregistrés à paris avec une petite formation de chambre vont permettre à Beihdja Rahal de donner des concerts partout en Europe et dans les pays arabes. Et de s’imposer, mine de rien, toujours avec le sourire aux lèvres, comme la plus féminine des chanteuses algériennes actuelles.

Loin de l’image de la femme d’Alger dans ses appartements jouant de la musique pour le plaisir des hommes, elle écrit dans une biographie qui accompagne son dernier enregistrement toute la difficulté pour une voix féminine de se faire entendre dans ce genre. «En ma qualité de femme musulmane et de musicienne interprète qui a opté pour une carrière professionnelle dans un domaine longtemps chasse gardée des hommes, j’ai eu envie de donner mon point de vue sur le statut de la femme dans la tradition musicales maghrébo-andalouse… même si cette démarche peut paraître "déplacée" dans un livret accompagnant un album musical». En effet.

On préfère quand Beihdja Rahal raconte sa vie quotidienne de musicienne algérienne en tournée, dans les petits bleds de l’Algérie profonde et dans les banlieues françaises: «Un jour alors que j’essayais de voir avec l’organisateur d’un spectacle les derniers détails techniques d’un concert que je devais donner dans une maison de culture, j’ai été stupéfaite de sa réaction. L’homme, avec une voix polie, m’a demandé de dire à mon mari musicien de venir parler à ma place de tous les détails techniques et administratifs du concert. "Vous savez Madame, c’est mieux ainsi", m’a-t-il soufflé.» Beihdja Rahal n’est même pas en colère quand elle raconte cette mésaventure, seulement et simplement elle rit de ses belles dents blanches et de bon cœur de la connerie des hommes. Loin de l’image de la féministe hystérique, Beihdja Rahal joue la rusée ingénue et manie à merveille l’art des petites politesses qui tuent. «J’ai répondu à ce monsieur que s’il était plus à l’aise avec mon mari, ce n’est pas du tout un problème pour moi, mais je lui ai rappelé que mon mari et mes musiciens feront ce que moi j’ai décidé de faire, au prix que moi j’ai décidé, pour un programme choisi par moi et pour satisfaire les spectateurs qui vont se déplacer pour m’entendre moi».

Retour à Alger

Parce qu’elle avait osé quitter Alger, sans rien dire à ses maîtres, pour enregistrer des disques en solo, longtemps, dans le cercle restreint des amateurs de la musique arabo-andalouse, Beihdja Rahal était considérée comme "finie". Combien de fois a-t-on entendu des grands spécialistes dire à quel point les plus grands maîtres d’Alger ne lui pardonneront jamais l’audace de se passer de leur avis pour voler de ses propres ailes ? Petit à petit, la cantatrice en herbe s’impose. Les années passent, le charme de Beihdja opère et les amateurs affluent, le tout-Alger andalou ne peut plus se permettre d’ignorer l’ancienne fugueuse.

Petit à petit, parce que ça arrangeait bien ses affaires, Beihdja Rahal renoue le dialogue avec ses maîtres, et revient à Alger pour enregistrer, sous leurs bons auspices, le reste des noubas. Le fin connaisseur Bouabdellah Zerrouki, en amateur éclairé et mécène généreux la prend en charge dans son grand studio d’Alger. Sid Ahmed Serri, l’actuel maître de l’école d’Alger de musique arabo-andalouse d’Alger, assiste aux enregistrements. La nouba raml el maya, dixième nouba enregistrée par Beihdja Rahal leur doit beaucoup. C’est elle qui le dit : «Jamais je n’aurai eu autant de temps et de compétence ailleurs qu’à Alger, j’étais tout simplement bien comme lorsqu’on est chez soi entre musiciens chevronnés et maîtres inspirés», dit-elle.

Bon à savoir: Beihdja, comme on l’appelle désormais à Alger, remplit les salles d’Algérie sans avoir besoin d’aide du centre culturel français. Fait suffisamment rare pour les ce style de musique savante, et dans l’Algérie d’aujourd’hui, pour être souligné.

Tewfik Hakem

 

 

Parce que la voix éraillée de Beihdja donne à ce sirop andalou une sensualité retrouvée, l’enregistrement fait en août 2002 chez le fin connaisseur qu’est Bouabdellah Zerrouki est celui qu’on doit prescrire à tous ceux qui veulent écouter de la musique arabe.

Omar Zelig
"VIBRATIONS" No 55 (numéro spécial), juillet 2003