La Nouba H'sine 1

 

 

 

 Editions INEDIT

 Editions CADIC

 

 

Voici une douzaine d'années, Beihdja Rahal s'affirmait comme l'une des voix les plus prometteuses de la san‘a, cette tradition classique de la nûba que les Algérois appellent familièrement “l'andalou” et qui constitue l'un des six grands styles de musique arabo-andalouse du Maghreb. Aussi est-il étonnant que cette jeune femme qui a choisi de s'établir en France en 1992 ait fait l'essentiel de sa carrière dans le monde arabe où elle se fait régulièrement applaudir dans les plus grands festivals de Tunis à Fès.

Cette tradition très ancienne semble avoir été portée pendant les derniers siècles par des chanteurs masculins. C'est oublier qu'à l'époque d'Al-Andalus, c'étaient les voix féminines qui dominaient. Le travail de Beihdja Rahal renoue donc avec une pratique très ancienne, tout en prenant acte des constantes transformations de cette musique au cours de son histoire.

Beihdja Rahal est née en 1962 à Alger dans une famille où la pratique de la musique arabo-andalouse est chose courante. Elle étudie la musique avec les grands maîtres de l'époque, notamment Mohammed Khaznadji et Abderrezzak Fakhardji, apprenant le chant et le jeu de la kwîtra, le luth emblématique de l'orchestre andalou algérien. Elle complétera sa formation au sein des associations algéroises les plus prestigieuses, El Fakhradjia et Es-Soundoussia. Ces associations se caractérisent cependant par de gros effectifs instrumentaux et choraux.

Soucieuse d'un certain retour à la tradition Beihdja Rahal rompt avec cette approche symphonique et opte pour le chant en solo accompagné par une petite formation de chambre comprenant la kwîtra, le luth ‘ûd, le violon ou l'alto, la mandoline, la flûte nây, la cithare qânûn, le petit tambourin à sequins târ et la darbûka. L'interprétation y gagne en liberté, et donc en flexibilité et en complicité. Elle permet surtout un retour à l'hétérophonie, ce chevauchement des lignes mélodiques qui est un des fondements de l'esthétique musicale maghrébine. L'effectif de chambre magnifie la voix de la chanteuse, sa chaleur sensuelle dans les médium, ses aigus séraphiques, la souplesse du mélisme et l'émotion dans le vibrato.

On le verra plus loin, le répertoire des nûba algériennes, ces longues suites vocales et instrumentales classiques, est à géométrie variable. À chaque nûba correspond un large corpus de pièces qui n'est jamais joué dans sa totalité. Au contraire, les musiciens puisent dans ce répertoire les pièces qui constitueront une version possible parmi d'autres. C'est ce qui a conduit Beihdja Rahal, après l'enregistrement d'une première intégrale des nûba algéroises, à en entreprendre ici une seconde, à partir d'autres versions de ces nûba.

Pierre Bois

 

 

La Nûba Algéroise

La nûba (litt. “tour de rôle” et par extension “séance de musique”) constitue le cœur de la tradition musicale citadine maghrébine et l'expression la plus classique de la musique arabo-andalouse. Dire que cette musique est une création de l'Espagne musulmane – Al Andalus – introduite au Maghreb par les émigrants andalous où elle aurait pris différentes formes selon leurs origines (école de Séville, de Cordoue, de Grenade, de Saragosse...) est simplificatrice.

Certes le rôle de Ziryâb au IXe siècle comme fondateur d'un genre musical nouveau et de la première école de musique à Cordoue est indiscutable, cependant on ne peut ignorer l'apport des grandes villes du Maghreb, de Kairouan jusqu'à Fès, dans la constitution de ce patrimoine musical bien avant la fin de la Reconquista en 1492 et l'expulsion définitive des Arabes par le roi Philippe III en 1609. Les différences de styles et de répertoires entre les différentes écoles algériennes: le gharnâ†i de Tlemcen, le ma‘lûf de Constantine, la san‘a d'Alger, mais aussi le ma‘lûf libyen, le ma‘lûf tunisien et la âla marocaine ne résultent donc pas de liens respectifs supposés avec d'anciennes cités andalouses mais bien plutôt d'évolutions locales.

La musique arabo-andalouse se caractérise par une organisation codifiée de la séance musicale sous la forme d'une suite vocale et instrumentale, la nûba, composée sur un mode mélodique principal †ab‘ (plur. †ubû‘) et des cycles rythmiques qui en structurent le déroulement, l'interprétation par un(e) chanteur(se) ou un chœur, accompagnés par un petit ensemble instrumental, un corpus poétique en partie commun aux différentes écoles, une conception philosophique et cosmogonique du système modal héritée des Grecs par l'intermédiaire des penseurs arabes et dont le corollaire est la notion de sentiment modal qui se traduit chez l'auditeur par un ravissement quasi extatique, le †arab.

 

Repères historiques récents

Le répertoire des nûba – et cela vaut pour toutes les écoles du Maghreb – s'est constitué au fil des siècles dans le cadre d'une transmission exclusivement orale de maître à disciple et n'a donc cessé de se transformer, de se défaire et de se reconstituer. Vers la fin du XVIIIe siècle (c'est de cette époque que datent les premiers manuscrits connus en Algérie), les maîtres (ma‘alem) commencent à recenser et à classer les pièces des différentes nûba et des genres apparentés. Mais le travail de sauvegarde de cette tradition ne commence véritablement qu'avec les travaux des premiers musicologues de passage à Alger à la fin du XIXe siècle: F.Salvador-Daniel, Christianowitsh, Jules Rouanet…

Au début du XXe siècle les derniers ma‘alem, avec à leur tête Mohamed Ben Ali Sfindja (1844-1908), participent à des travaux musicologiques, à des enregistrements et à la publication en 1904 du Dîwân Yafîl, premier recueil de l'ensemble des textes des nûba. Cette période est également marquée par l'émergence d'un mouvement associatif animé d'une volonté d'affirmation de l'identité algérienne. Aujourd'hui encore, nombre de ces associations jouent un rôle essentiel dans la pratique, la préservation, l'évolution et la transmission de ce patrimoine.

Des orchestres voient le jour au sein de Radio Alger (1946-1963) ainsi qu'un enseignement au conservatoire. L'orchestre classique arabo-andalou de Radio Alger, dirigé par Mohamed Fakhardji (1896–1956) puis par son frère Abderrezzak (1911–1984), va former le creuset de la “nouvelle nûba algéroise”: un répertoire composé de versions “définitives” établies à partir des multiples versions détenues par les anciens maîtres. C'est de cette époque que date véritablement la dissociation des trois écoles algériennes, et plus particulièrement celles d'Alger et de Tlemcen malgré leurs nombreux points communs. D'ailleurs le terme san‘a (litt. métier, œuvre, pièce) désignant le répertoire algérois a été introduit assez tardivement et il est finalement peu utilisé par les musiciens.

Cette homogénéisation du répertoire s'accompagne d'un déplacement du cadre traditionnel (café maure et autres lieux réservés) vers les salles de concert, le remplacement des petites formations instrumentales par de grands orchestres, le recours au chant choral, l'introduction de nouveaux instruments européens et moyen-orientaux et la quasi relégation des instruments traditionnels au rôle de figurants. Enfin la rigueur d'une exécution homophonique au détriment de la liberté de chaque musicien dans l'interprétation de la mélodie remet en question l'hétérophonie qui était l'un des traits inhérents à cette musique.

Pour les musiciens actuels, le XXe siècle est celui qui a donné à la musique traditionnelle sa seule référence “cohérente” et le mieux condensé quelque dix siècles de tradition. Mais cette reconnaissance n'est pas exempte de critiques. Nombre de musiciens issus des associations tentent aujourd'hui de donner un nouvel élan à cette musique. Rompant avec le goût symphonique qui marqua le XXe siècle, ils renouent avec de petits effectifs favorisant le jeu hétérophonique et privilégient le chant solo. Ils s'efforcent également de professionnaliser une pratique jusqu'alors amateur, relancent la recherche musicale et proposent de nouvelles approches pédagogiques.

 

La structure de la nûba

La nûba est une suite de pièces vocales et instrumentales. Débutant sur un rythme libre et relativement lent, elle enchaîne plusieurs pièces selon une accélération progressive du tempo. Chaque nûba est fondée sur un mode musical principal, le †ab‘ (litt. «tempérament, caractère», plur. †ubû‘), qui lui donne son nom, ce qui n'interdit pas la modulation dans d'autres modes.

La forme théorique de la nûba comprend deux parties:

La première partie débute par une ouverture instrumentale tûshiya jouée sur un rythme assez rapide, suivie de trois phases vocales et instrumentales allant du lent au moins lent: le msaddar, le btâyhî et le darj.

La tûshiya est une ouverture instrumentale dans laquelle peuvent être repris des motifs des autres pièces de la nûba sur un rythme à 2 ou 4 temps dans un tempo modéré.

Le msaddar est considéré comme la pièce maîtresse des mélodies chantées. Lent et solennel, il est joué sur un rythme à 4 temps. Il débute, comme toutes les autres pièces vocales, par une courte introduction instrumentale kursî, puis les couplets s'enchaînent, séparés par des reprises instrumentales de la mélodie vocale, les jawâb (réponse). Les couplets peuvent être suivis d'un matla‘ (refrain), un ou deux vers chantés sur une mélodie différente, et la pièce se conclut par un ruju‘, c'est-à-dire un retour à la mélodie des couplets principaux.

Le btâyhî, également introduit par un kursî, a une structure et un rythme semblables à ceux du msaddar, mais le tempo est légèrement plus rapide.

Il en va de même pour le darj où le tempo accélère encore et l'on y observe quelques ruptures rythmiques.

Traditionnellement, la seconde partie était introduite par une tûshiyat al-insirâf instrumentale aujourd'hui abandonnée. Seule celle de la nûba Ghrîb a subsisté qui est désormais jouée en début de nûba. Suivent deux phases vocales: insirâf et khlâs.

L'insirâf (sortie), précédé comme toujours d'un kursî, est une pièce de mesure ternaire dans laquelle certaines frappes sont légèrement plus courtes. En général on en joue deux.

Le khlâs (final) débute comme un insirâf puis passe à un rythme plus alerte pour s'achever par une lente phrase vocale sans percussion qui signe une dernière fois le †ab‘. On en joue également plusieurs.

Jusque dans les années 40, la nûba algéroise était précédée d'une partie préliminaire comprenant un préambule vocal dâ'ira sur des syllabes vides et un prélude instrumental non mesuré mishâliya ou tûshiya al-taq‘ida destiné à souligner les caractéristiques du mode musical. Cette mishâliya est toujours jouée dans le répertoire de Tlemcen.

Dans la pratique, les musiciens sortent cependant de ce cadre conventionnel et agrémentent la nûba en y ajoutant d'autres pièces.

Celle-ci peut ainsi être précédée d'une ouverture empruntée à d'autres répertoires arabo-andalous (Tlemcen, Constantine, Maroc) voire plus récemment à la tradition ottomane, d'extraits instrumentaux d'istikhbâr ou, comme c'est le cas ici, par un inqilâb.

L'inqilâb (ou niqlâb) est une pièce de même facture que celles de la nûba mais elle se caractérise par sa grande diversité rythmique: 2/4, 4/4, 4/8, 6/4, 7/4, 8/4. Ces inqilâbât (niqlâbât) peuvent d'ailleurs être réunis en une seule suite, la Nûba des niqlâbât, qui enchaîne tous les †ubû‘ fondamentaux sur un tempo constant.

On peut également intercaler des pièces du répertoire populaire (dlidla, zendani) entre les insirâf et faire suivre le dernier khlâs d'une qâdriya.

Il est enfin d'usage d'insérer dans la première partie un istikhbâr dont le poème peut confirmer le thème général de la nûba ou au contraire assurer une transition thématique; cet interlude vocal improvisé et non mesuré, est entrecoupé d'improvisations instrumentales. L'istikhbâr est aussi l'occasion pour le chanteur ou la chanteuse, débarrassé(e) d'un cadre rythmique contraignant, de mettre en valeur ses qualités expressives au service d'un poème n'appartenant pas au répertoire canonique.

 

Le répertoire de la nûba algéroise

Les douze nûba sont classées par †ubû‘ en suivant la pente descendante de l'échelle traditionnelle:

- Do : mode dhîl

- La : modes mjanba et hsîn

- Sol : modes ramal et ramal al-mâya

- Fa : modes ghrîb, zîdân, rasd et mazmûm

- Mi : mode sîka

- Ré : modes rasd al-dhîl et mâya.

S'ajoutent à cela des mélodies d'insirâf dans les †ubû‘ jârka et muwwâl, un darj et une tûshiya dans le †ab‘ ghrîbat al-Hsîn, des morceaux de la nûba ‘Irâq intégrés à la nûba Hsîn, soit en tout seize †ubû‘.

Le ma‘lûf de Constantine comprend dix nûba, le gharnâ†i de Tlemcen, douze, avec les mêmes †ubû‘, les mêmes textes et pratiquement la même organisation que la nûba algéroise.

Il existe actuellement à Alger quelque 320 pièces vocales réparties entre douze nûba plus ou moins complètes. Une nûba est dite complète si elle comporte une tûshiya et ses cinq phases vocales: msaddar, btâyhî, darj, insirâf, khlâs avec tous leurs kursî. Le tableau suivant donne une idée approximative de la répartition de ces pièces.

Comme il est inconcevable de jouer toutes les pièces lors de l'exécution d'une nûba, il revient donc aux musiciens de faire un choix dans les corpus correspondant à chaque phase. En se reportant au tableau, on constate ainsi que la nûba hsîn offre au moins sept versions différentes, tandis que la nûba Zîdân en permet deux.

 

   
Tûshiya
Msaddar
Btâyhî
Darj
Insrâf
Khlâs
   
Nûba Dhîl
0
5
4
4
11
2
   
Nûba Mjanba
(1)
3
3
3
5
1
   
Nûba Hsîn
0
7
7
7
16
3
   
Nûba Ramal
1
3
6
3
12
4
   
Nûba Ramal al-mâya
1
5
7
9
16
5
   
Nûba Ghrîb
(1)
4
4
5
11
2
   
Nûba Zîdân
1
2
2
4
7
2
   
Nûba Rasd
0
2
2
2
5
2
   
Nûba Mazmûm
(1)
2
2
4
14
3
   
Nûba Sika
1
3
5
4
11
2
   
Nûba Rasd al-dhîl
0
4
3
4
11
2
   
Nûba Mâya
1
5
5
5
12
2

 

Le rythme

La question du rythme dans la nûba algéroise est assez complexe car doivent s'y conjuguer le rythme de la percussion, celui de la mélodie et celui de la prosodie, ce qui la distingue nettement du muwashshah andalou dont le rythme est imposé exclusivement par la musique. À Alger, le rythme de la percussion est relativement simple – on y pratique peu les monnayages (remplissages entre les frappes principales) qui ont cours par exemple dans la musique du Proche et Moyen-Orient – et il se superpose en général aux accents du rythme mélodique.

- Un premier rythme d'accompagnement à trois frappes (Dum/Tak/Tak) (*) dans le rapport 2/1/1. Une mesure chiffrée à 4/4 (ou 2/2) pour les trois premières phases de la nûba.

- Un second rythme d'accompagnement en deux cellules de trois frappes (DTD TTT) pour l'insirâf. Et dans chaque cellule, une première frappe légèrement plus courte que les deux suivantes d'égales durées, créant un effet de claudication. On peut considérer ce rythme comme un 6/8 avec une accélération de la première et de la quatrième frappe, quoique nombre de musicologues aient proposé des chiffrages plus complexes: 5/8, 11/8, 16/16, 21/32, etc.

(*) Dum et Tak sont les sons obtenus en frappant respectivement le milieu ou le bord de la darbûka.

- Un troisième rythme pour le khlâs obtenu par la substitution de deux des frappes du rythme insirâf (la seconde et la quatrième) par des silences et par une accélération du tempo: (D–D–TT). Le chiffrage du khlâs doit donc être le même que celui de l'insirâf.

Dans les jawâb, ritournelles instrumentales qui entrecoupent le chant, les frappes sont doublées voire triplées.

À Alger, les différentes phases (msaddar, btâyhî, etc.) ne renvoient pas à des rythmes spécifiques. Si l'accompagnement reste simple et constant, les structures rythmiques sous-jacentes à la mélodie sont complexes et variées.

Il en est de même pour la nûba de Tlemcen et celle de Constantine même si, contrairement à Alger, chaque phase est associée à un rythme. C'est là un point fondamental de la construction de la nûba algérienne. Libérée de la contrainte des cycles rythmiques, la tradition algéroise a imaginé un nouveau concept, celui des cinq phases. Elle a ainsi regroupé les morceaux, ceux qui utilisaient des rythmes longs, en msaddar et btâyhî, et les autres en darj, insirâf et khlâs selon des critères qui restent à cerner, la classification du répertoire étant toujours un sujet d'actualité.

 

Les textes

Le répertoire poétique comprend des textes en arabe classique et d'autres écrits dans un arabe simplifié à mi-chemin de la langue classique et du dialecte populaire exclusivement syllabique.

Les formes poétiques sont les suivantes:

- qasîda en arabe classique: série de vers à deux hémistiches avec une seule et même rime finale.

- muwashshah en arabe classique (20% du répertoire) et zajal en arabe simplifié (80% du répertoire), poèmes strophiques combinant plusieurs rimes avec des vers à un hémistiche, deux hémistiches (les 4/5 du corpus), trois, quatre, etc. Ces deux formes se sont développées dès le XIe siècle en Andalousie et dans tout le monde arabo-musulman.

- bayt (maison) formé de trois vers appelés aghsan (sing. ghusn, branche).

- matla‘ (refrain), distique à un ou deux hémistiches (le plus courant) suivi d'un vers appelé ruju‘ (retour) car il revient vers la mélodie des aghsan.

Les poèmes, presque tous anonymes, chantent l'amour, le vin, la nature, les plaisirs, la nostalgie… Les poèmes panégyriques ne concernent que le Prophète. Ces poèmes, de même facture que ceux de la nûba, chantés sur les mêmes mélodies, ont fait l'objet d'une compilation: le kalâm al-jadd (paroles sérieuses, sacrées) par opposition à la nûba qui est dite kalâm al-hazl (paroles plaisantes, profanes).

Cette segmentation est d'ailleurs assez artificielle car les cercles soufis, qui eurent un rôle important dans la préservation de cette musique, puisaient indifféremment dans ces deux répertoires poétiques, jouant de leur ambiguïté sémantique.

 

La Nûba Hsîn

La nûba Hsîn est la troisième nûba du répertoire. Ses cinquante et quelques mélodies en font de très loin la plus riche de tout le répertoire. C'est aussi la plus chantée avec les nûbat Ramal al-Mâya et Mâya. À elles trois, elles représentent plus de la moitié du corpus mélodique. Il en va de même pour le répertoire poétique; le diwân édité par Edmond Nathan Yafil en 1904 compile 86 poèmes pour cette seule nûba sans compter les 28 poèmes de la nûba ‘Irâq qui est désormais intégrée à la nûba Hsîn.

La nûba hsîn offre donc un très large éventail de thèmes pour l'élaboration d'un programme. Voici ceux que propose Beihdja Rahal:

- Tout d'abord en ouverture, un inqilâb “Yâ farîd al-‘asri ahyaf” dans le †ab‘ jârka dont l'échelle coïncide avec la gamme de Sol et qui est présent partout dans la musique populaire, dans la psalmodie du Coran, etc.

- Le vin et l'ivresse (mystique ou pas) comme dans les msaddar, insirâf et khlâs, avec les bacchiques “Raqib buka-l-muzni”, “Ya man la‘îbet bi-hi ash-shamulu” et “Sharibna wa †ab sharbuna”.

- La célébration de l'être cher dans le darj “Alwardu yaftah fi-l-khudud” mais ici il n'y a pas d'équivoque, il s'agit bien d'un panégyrique à la gloire du Prophète comme l'exprime le matla‘: «Je n'ai jamais vu ton pareil dans tout ce qui existe».

- Les flâneries au crépuscule avec le khlâs “Way ‘âshiya”.

- Les feux de la passion dans l' insirâf “Zad alÌubbu wajdi”.

- Et enfin les retrouvailles, mystiques dans l' insirâf “Qad bashsharat bi qudumi-kum” qui suggère le retour des pèlerins des lieux saints, ou profanes dans la qâdriya “Mahla wusulak”. Un bijou de nûba serti d'un diamant, le btâyhî “Ayyuhâ l-mujâwir”. Différemment interprété par la tradition orale au cours de ces deux derniers siècles, le texte originel (tel qu'il apparaît dans les manuscrits) ferait allusion aux quarante années d'exode des Hébreux dans le Sinaï et le désert, un épisode repris dans un des grands chapitres du Coran.

Beihdja Rahal nous livre une interprétation dans la pure tradition algéroise. En guide éclairé, elle suggère différentes lectures autour du thème de l'union, axe principal de cette nûba. Une passion partagée et une interprétation toute en finesse qui trahit cette recherche d'une esthétique nouvelle chère à l'interprète. Nous sommes bien loin du style austère et viril des tous premiers enregistrements de la musique traditionnelle.

Du point de vue musical le †ab‘ hsîn est mal défini. Actuellement il adopte l'échelle Ré-Mi-Fa-Sol-La-Si-Do-Ré également connue comme celle du mode ‘irâq matluq. Des altérations sur les deuxième et septième degrés (Fa# et Do#) ou alors sur le sixième (Sib) semblent indiquer des modulations en ‘irâq et ramal al-mâya.

À Alger, hsîn est considéré comme un dérivé de ‘irâq, un mode très répandu dans la musique religieuse. Mais pour l'école de Tlemcen qui possède les mêmes morceaux, il procède de ramal al-mâya. Notons au passage qu'il existait trois autres nûbat (disparues) dont les noms étaient associés au hsîn: hsîn saba (gamme mineure nous dit Salvador Daniel), hsîn al-asil (lié au milieu du jour) et le hsîn ‘ushayrân.

Le hsîn possède le plus grand nombre de signatures mélodiques dans le plus grand nombre d'échelles musicales (en Ré, Sol, La, Si et Do); de quoi dérouter tous les musicologues et tous les musiciens. Pour preuve, s'il y a bien eu des tentatives de composition dans des †ubû‘ typés comme jârka, sîka, muwwâl, mazmûm, zîdân, il n'y en a aucune dans le tab‘hsîn.

Youcef Touaïbia

 

 

Ce disque comporte les morceaux suivants:

1 . Inqilâb jârka: Yâ farîd al-‘asri ahyaf
2
. Msaddar Hsîn: Raqib buka-l-muzni
3
. Btâyhî Hsîn: Ayyuhâ l-mujâwir
4
. Istikhbâr ‘irâq: ‘Âynu al-lati ‘âddabat
5
. Darj Hsîn: Al-wardu yaftah fi-l-khudud
6
. Insirâf Hsîn 1: Qad bashsharat bi qudumi-kum
7
. Insirâf Hsîn 2: Ya man la‘îbet bi-hi ashshamulu
8
. Insirâf Hsîn 3: Zad al-Ìubbu wajdi
9
. Khlâs Hsîn 1: Sharibna wa †ab sharbuna
10
.Khlâs Hsîn2: Way ‘âshiya
11
.Qâdriya ‘irâq: Mahla wusulak

 

 

1. Inqilâb jârka: Yâ farîd al-‘asri ahyaf

Beauté unique, à la taille si svelte,
Ô ma belle aux yeux si noirs,
Viens consoler ton amant éploré
Dont les paupières ne sèchent jamais.

L'amour ? Quelle douceur et quelle volupté
Sans la séparation d'avec le bien-aimé !
Elle m'a laissé éperdu comme Majnoun,
Suivant les traces de la caravane de Leila
Dites à la belle: trève de cruauté !
Mon cœur est consumé !

Ô ma gazelle, mon corps a dépéri
Et le feu de la séparation m'a brûlé !
Sois donc fidèle à tes serments,
Ô bel astre, Ô sublime beauté !

 

2. Msaddar Hsîn: Raqib buka-l-muzni

Guette les pleurs des nuages
Et va boire dans les coupes
Des roses du jardin :
Couleur pourpre et parfum d'ambre,
Pour les sens du promeneur ;
Lance tes plus beaux chants pour émouvoir
Les belles aux tailles sveltes et élancées.

 

3. Btâyhî Hsîn: Ayyuhâ l-mujâwir

Toi qui côtoie la beauté suprême,
Tu sais que son étoile suscite un ardent désir :
Heureux celui qui cueille les fruits de l'union,
Alors que la nuit étend son voile protecteur

C'est une nuit qui couvre le secret
De l'amant en quête d'amour.
Mes yeux ne connaissent plus le sommeil.
Je passe ma nuit à guetter les étoiles,
Véritables perles ornant
L'obscur firmament.
C'est une nuit qui a saisi mon âme
Eprise d'amour et de vie.
Heureux celui qui cueille les fruits de l'union,
Alors que la nuit étend son voile protecteur.

 

4. Istikhbâr ‘irâq: ‘Âynu al-lati ‘âddabat

Ah, si les yeux qui ont torturé mon cœur,
Pouvaient cesser de me jeter ces regards !
Je croyais que le soleil était un astre sans pareil
Jusqu'à ce que, parmi les humains, je lui trouve une rivale !

 

5. Darj Hsîn: Al-wardu yaftah fi-l-khudud

Sur ses joues, les roses s'épanouissent
Et sa bouche si souriante !
C'est un jour heureux pour toi,
Astre de bonheur et de joie,
Puisse ta félicité durer à jamais !

Tu n'as point d'égale parmi les belles
Ô toi, âme de toutes les âmes !
Toi dont le nom est si célèbre,
Etoile du matin,
Ton visage a la clarté de l'astre de la nuit
Et ton front comme lui resplendit.
Jamais je n'ai rencontré avant toi
Une belle à la taille si svelte
C'est un jour heureux pour toi,
Astre de bonheur et de joie,
Puisse ta félicité durer à jamais !

 

6. Insirâf Hsîn 1: Qad bashsharat bi qudumi-kum

L'heureuse nouvelle de votre arrivée,
Le vent d'Est nous l'a annoncée.
Soyez les bienvenus, nobles visiteurs
Nos âmes ont humé le parfum exquis de la rencontre,
Qu'il est agréable de sentir nos demeures si proches.

 

7. Insirâf Hsîn 2: Ya man la‘îbet bi-hi ashshamulu

Toi dont l'esprit est ravi par les coupes de vin frais,
Comme sont exquises ces belles aux bonnes manières :
Titubant sous l'effet de l'ivresse, maniérées et coquettes,
Elles sont comme des rameaux ployant au passage du vent.

Puisque parler n'est pas permis,
Les yeux de l'aimé sont ses messagers
Quel joie d'être ensemble, Ô moment de félicité,
En l'absence des censeurs inattentifs.
Amour, joie et ivresse,
L'esprit stupéfait par la splendeur de cette belle.
Sur son visage, la lune apparaît ;
Sur sa taille le rameau se balance et se pavane
Sur ses joues, les roses s'épanouissent
Et le narcisse s'est fané dans ses yeux langoureux.
Titubant sous l'effet de l'ivresse, maniérées et coquettes,
Elles sont comme des rameaux ployant au passage du vent.

 

8. Insirâf Hsîn 3: Zad al-Ìubbu wajdi

L‘amour a accru ma peine et mon affliction
Et je ne peux plus cacher le feu qui me consume ;
Pourtant, quand j'étais maître de mon cœur,
Contre les pièges de la passion, je le mettais en garde.
Puis, j'ai mis moi-même mon cœur entre les mains
De celle qui le torture par son indifférence et sa tyrannie.
Aujourd'hui ma patience est à bout :
Amant éperdu, je recherche vainement son amour,
Je suis comme l'oiseau étourdi
Qui retourne au piège après s'en être échappé.

Si Dieu me préservait de cette épreuve,
Jamais plus je n'offrirais mon âme à autrui
Et j'en fais le serment : par Allah !
Que je n'aimerai plus celui qui me torture.
Ô mon Dieu ! Je m'étais repenti,
Mais mon cœur et mes yeux m'ont trahi
Et le secret de mon amour a été révélé
A celle qui n'écoute pas les plaintes de mon cœur.
Je suis comme l'oiseau étourdi
Qui retourne au piège après s'en être échappé.

 

9. Khlâs Hsîn 1: Sharibna wa †ab sharbuna

Nous avons bu et notre ivresse fut agréable
Parmi des belles semblables à des gazelles.
Alors que l'échanson, brun et charmant,
Circulait parmi les convives.
Bientôt nous fûmes tous ivres
Et l'on n'entendait plus que "À boire !" et "Santé !"
Mon bien-aimé, lumière de mes yeux,
Se drapait, confus, dans sa timidité
Sers-moi donc de ce vin, remède contre l'ébriété
Et je guérirai en retrouvant joie et gaieté !

 

10. Khlâs Hsîn2: Way ‘âshiya

Voici le soir qui tombe sur la rivière de Fès :
Quel magnifique spectacle !
J'ai vu alors, assises sur un monticule,
Des jeunes filles à la taille svelte.
Profitant de ce jour printanier,
La coupe à la main elles chantaient en chœur ;
Les filets d'eau, dans les canaux,
scintillaientt comme des épées trempées
Et les norias tournaient sans arrêt,
Tandis que le soleil, humblement, déclinait
Derrière les frondaisons.

 

11. Qâdriya ‘irâq: Mahla wusulak

Ta visite est si douce
Et ta rencontre me remplit d'allégresse ;
Que la joie comble notre union !

Dans un jardin, je te retrouve
Et seuls nous serons loin de tout regard.
C'est ce que mon cœur a toujours désiré
Je me suis adressé à Dieu
Et Il nous a comblé :
Gloire à Lui !

Traduit de l'Arabe par Saadane Benbabaali

 

 

Les musiciens:

. Nadji Hamma
. Hamid Kheddim
. Tarik Hamouche
. Youcef Nouar
. Djamel Kebladj
. Sid Ahmed Khezradji
. Abdelhalim Guermi
. Belkacem Sisaber
. Mourad Taleb

 

La chorale:

. Amina Belouni
. Meriem Boulahchiche

 

Studio Bouabdellah Zerrouki.