La poésie a depuis toujours occupé une grande place dans la vie des arabes. Tellement d'ailleurs, qu'il serait impossible d'établir ici la liste des nombreux poètes qui ont jalonné l'histoire et marqué par leur talent la culture arabe. La poésie, qui en plus d'être l'Art de la pratique de la langue, constituait alors un excellent vecteur d'informations et de récits en tous genres.
En Espagne musulmane, à des milliers de kilomètres de l'Orient natal, et quelques siècles après Imrou'ou Al-Qayss et Al-Moutanabbi la poésie conservait toujours son statut d'art majeur. Un art accompli auquel la musique et le chant donneront un nouvel essor avec le mouwachah, avant d'aboutir au zajal.
A l'image de l'Andalousie, point de rencontre d'ethnies, de croyances, et de cultures diverses, le Mouwachah est né de la rencontre de l'arabe classique et du parlé local, en plus d'une liberté toute particulière due à l'exception sociale et culturelle andalouse. Une spécificité qui a favorisé l'existence d'une véritable poésie féminine. De nombreuses poétesses andalouses étaient d'ailleurs plus célèbres que d'autres poètes contemporains. Pour exemple : Wallada, Oum Al Hana' et Oum Al Ala'.
Wallada Bint Al Moustakfi, est la fille du dernier Calife Omeyyade Mohamed Al Moustakfi Billah (976-1025) dont le mauvais règne a conduit à la chute de la dynastie omeyyade, au morcellement du royaume musulman d'Espagne et à l'apparition des royaumes des taïfas. Pourtant, Wallada semble n'avoir subi aucune mesure répressive à l'avènement de la dynastie des Bani Jawhar à Cordoue. Elle a gardé son statut de princesse et continué comme auparavant à organiser chez elle des salons littéraires. Majaliss Al Adab, où se rencontraient poètes, philosophes et artistes.
Sa poésie est reconnue aussi fine et douce qu'elle l'était elle-même, d'après les récits historiques, mais Wallada est restée dans les mémoires pour son histoire d'amour tapageuse avec Ibn Zeydoun. Leur liaison avait défrayé la chronique dans la Cordoue du 11 ème siècle. Surtout à cause de leur séparation brutale et des poèmes d'amour qu'Ibn Zeydoun continuera à écrire à son amour perdu, qu'il ne pourra pourtant jamais plus revoir. Wallada serait décédée vers l'âge de 100 ans en 1091, environ vingt ans après la mort d'Ibn Zeydoun.
Il est évident que Wallada de par son statut de princesse, ayant côtoyé des ministres et des poètes connus de son époque, est ainsi restée dans les annales de l'Histoire de l'Andalousie. Elle est l'une des plus célèbres femmes de l'Espagne musulmane. Seulement, elle n'est pas la seule. Vers 1134 et dans la même Cordoue apparaît le nom de Oum Al Hana' bint Abdel Haq ibn Attiya. Elle console dans un poème son père qui doit quitter la ville pour Almeria où il a été désigné au poste de Qadi. L'Andalousie est alors réunie sous l'étendard almoravide, mais les poétesses sont encore présentes dans la vie culturelle andalouse.
Tout comme l'avait été précédemment, Oum Al Ala' bint Youssef Al Hijariya poétesse du 11 ème siècle. Appelée Al Hijariya, habitant elle, aux bords du fleuve Guadalajara, dans le nord de l'Andalousie. Elle appartenait à la classe moyenne de la société de son époque mais était fière de ses origines et de sa filiation. Sa poésie est surtout marquée par la description de la beauté de la nature alentour, une spécificité de la poésie andalouse.
Ces trois exemples choisis parmi tant d'autres expriment l'existence d'une véritable poésie féminine andalouse à travers les siècles de présence musulmane en Espagne. Du nord au sud, et parmi toutes les couches de la société, il est évident que la femme était alors cultivée, lettrée et active. D'où justement cette empreinte marquante dans l'histoire de son époque.
Oumelkheïr Rahal
Ce disque comporte les morceaux suivants:
Mode Djarka
1 . Inqilâb: Laysa fi d-dounya
2 . Istikhbar: Taraqqab idhâ djanna adhalâmou (de Wallâda Bint Al-Moustakfi)
3 . Insirâf: Yâ moukhdjila ash-shamsi
4 . Khlâs: Salli houmoumak
Mode 'Arâq
5 . Inqilâb: Adir al-kâs
6 . Inqilâb 2: Man lî bi-makhdhoubati al-banâni
7 . Istikhbar: Kullu mâ yasdourou ‘ankoum (de Oumm al-‘Alâ' Bint Youssouf Al-Hijarya)
8 . Insirâf: Yâ kâmil al-housni
9 . Khlâs 1: Charibnâ wa tâb charbouna
Mode Maouâl
10.Inqilâb: Yâ ghazâl dhabyou al-himâ
11.Istikhbar: Ya ‘aynou (de Oumm Al-Hana' Bint ‘Abd Al-Haq)
12.Insirâf 1: Zârat bilâ maw‘idin
13.Insirâf 2: Ar-rabî‘ aqbal
14.Khlâs: Harramtou bik nou‘âssi
1. Inqilâb: Laysa fi d-dounya
Ma vie n'a de sens que lorsque mon bien-aimé me rend visite
Et qu'il remplit ma coupe après que j'ai rempli la sienne.
Quand, en l'absence de l'espion jaloux, le sort nous favorise
En réalisant mes désirs et en rendant ma vie agréable.
L'amour a pris possession de mon cœur,
Lève-toi compagnon et allons boire ensemble !
Dis-moi, je t'en conjure, pour quelle raison
T'es-tu éloigné de moi ?
Sans aucune faute de ma part
Tu as laissé mon cœur dans la frayeur.
L'amour m'impose son pouvoir
Ô mon Dieu ! Il n'y a d'issue que dans la patience
Les puissantes flammes que tu as attisées
Brûlent tout au fond de mes entrailles.
L'amour a pris possession de mon cœur,
Lève-toi compagnon et allons boire ensemble !
2. Istikhbar: Taraqqab idhâ djanna adhalâmou (de Wallâda Bint Al-Moustakfi)
Patience, mon ami, et je te rendrai visite au cœur de la nuit
Car son voile protégera mieux que tout notre secret
Ce que je ressens pour toi empêcherait la lune de paraître
La nuit d'étendre ses voiles et les étoiles de voyager de nuit.
3. Insirâf: Yâ moukhdjila ash-shamsi
Lorsque ton charmant visage paraît
Le soleil et la lune se couvrent de honte.
Ô ma gazelle, comme il a été bien inspiré
Celui qui t'a nommée "charme et beauté"
Toi dont la beauté est sans défaut,
Et la taille droite comme une lance,
Je t'en supplie, aie pitié des amants et de leur souffrance !
Ô toi dont les yeux sont si langoureux,
C'est au fond de ma poitrine que ton amour a pris demeure
Ne crains-tu pas Dieu, notre Seigneur ?
Sois clément et ne me prive pas de ton union.
De mes yeux, tu as chassé le sommeil,
Au cœur de la nuit, je verse des larmes de sang
Et je délire le jour comme je délire en secret !
Ô ma gazelle, comme il a été bien inspiré
Celui qui t'a nommée "charme et beauté"
Je pleure à cause de mon chagrin et du mal que j'endure
Et ne trouve plus de paix ni de repos dans cet amour ;
Ma passion est si intense que je crie :
Ce grain de beauté sur ton visage est une merveille !
Rends-moi visite, ne serait-ce qu'une fois en songe
Et donne-moi à goûter la douceur de tes lèvres !
Sur les braises ardentes de ton indifférence,
Se consume le cœur de celui dont il a pris possession
De son amour, rien ne peut me distraire
Même s'il me comblait de ses bienfaits !
Gloire à Celui qui a décrété que je devais vivre un tel amour
Et qui m'a plongé dans l'océan de ses tourments !
Ô ma gazelle, comme il a été bien inspiré
Celui qui t'a nommée "charme et beauté".
4. Khlâs: Salli houmoumak
Distrais-toi et oublie tes soucis ce soir
Car tu ne sais ce que demain te réserve
Au cœur de la nuit, lève-toi pour boire
Et t'adonner aux plaisirs avec les belles
Lève-toi et profite de cet instant de bonheur
Car la vie n'est que divertissement
Ô échanson, remplis nos coupes encore et encore,
Verse-nous à boire en l'absence des délateurs,
En cette assemblée de plaisirs près de ce bassin,
Alors que le soleil décline vers le couchant.
5. Inqilâb: Adir al-kâs
Remplis la coupe et donne-moi à boire
Avec ce vin, étanche ma soif !
Prends l'aiguière et remplis ma coupe
Et ne m'oublie pas, chaque fois que tu sers !
En cette saison des roses, mon désir est de boire
Un vin vermeil et de baiser ta joue écarlate.
Mon bien-aimé à la taille si fine
N'a point de pareil où que tu ailles.
Consacre-toi à l'amour et à rien d'autre
Et recherche l'union avec les jouvencelles.
Réjouis ton âme et vis dans l'allégresse
Car quand on aime, on ne peut s'ennuyer.
La saison des roses est celle des amours
Avec le bien-aimé quand il est consentant.
Quant à celui dont l'âme est si fière,
Dans l'univers de l'amour que vient-il faire ?
6. Inqilâb 2: Man lî bi-makhdhoubati al-banâni
Que puis-je faire avec la belle aux doigts teints de henné ?
Ma bien-aimée est coquette et le destin l'a gâtée.
Je désespère, depuis qu'elle m'a quitté,
Du temps présent, passé et à venir !
Même le censeur a eu pitié de mon sort,
Puis se tordant de rire, il m'a lancé :
Que Dieu accroisse la peine de l'amant éploré
Celui qui, pour l'amour des belles, est passionné.
Laisse-la m'aimer ou me fuir si elle le veut,
Je n'ai point à me plaindre de ce qu'elle fait !
Lorsque tu me quittes, toi que mon cœur désire,
Ma nuit s'obscurcit et n'a plus de matin !
7. Istikhbar: Kullu mâ yasdourou ‘ankoum (de Oumm al-‘Alâ' Bint Youssouf Al-Hijarya)
Tout ce qui vient de vous est agréable
Et de votre noblesse, le temps s'est paré ;
Mes yeux sont émus quand ils vous voient
Et votre nom est si doux à mes oreilles ;
Celui qui vit sans vous connaître,
Ses souhaits ne seront point réalisés.
8. Insirâf: Yâ kâmil al-housni
Toi, ma coquette, dont la beauté est si parfaite,
Je t'en conjure, mets un terme, à notre séparation
Pitié pour mon cœur !
Cesse de te détourner de moi et de m'éviter !
Toi dont la démarche est sensuelle, mets fin à cet exil
Et sois clémente et généreuse avec celui qui t'aime !
Sans toi, ô mon amour, mon corps aurait déjà dépéri ;
Car cette passion est un supplice pour mon cœur
Et me fait boire une coupe mortelle !
Toi que mon cœur désire, tu es mon seul remède
Ton esclave te demande un moment de répit.
Ton serviteur est entre tes mains,
Fais de lui ce qui te plaît !
Si tu veux me délivrer, libère-moi !
Et si tu veux me tuer, exécute-moi !
Tout t'est permis par la loi et devant témoins !
Cesse de te détourner de moi et de m'éviter !
Toi dont la démarche est sensuelle, mets fin à cet exil
Et sois clémente et généreuse avec celui qui t'aime !
9. Khlâs 1: Charibnâ wa tâb charbouna
Nous avons bu et notre ivresse fut agréable
Parmi des belles semblables à des gazelles.
Alors que l'échanson, brun et charmant,
Circulait parmi les convives.
Bientôt nous fûmes tous ivres
Et l'on n'entendait plus que : à boire ! Et santé !
Mon bien-aimé, lumière de mes yeux,
Se drapait, confus, dans sa timidité
Sers–moi donc de ce vin, remède contre l'ébriété
Et je guérirai en retrouvant joie et gaieté !
10. Inqilâb: Yâ ghazâl dhabyou al-himâ
Belle gazelle, inaccessible en ton enceinte bien gardée,
Dis-moi : qui t'a rendu licite ma mise à mort ?
Tu ne me quittais pas un seul instant
Et voilà qu'on t'a appris à te délecter de notre séparation
Au cœur de la nuit, ton ombre m'a rendu visite
Qui t'a envoyé ? Lui ai-je demandé
Celle dont tu es amoureux ! A-t-elle répondu
Celle qui, après l'amour, a défait votre union !
Laisse tomber l'amour, n'y prête plus attention !
Mais sans l'amour, ô messagère,
Mêmes les astres cesseraient de tourner ;
L'amour est une épreuve pour les amants
Et leur destin est de s'y anéantir !
Je suis un esclave et mon bien-aimé le maître
Et je n'ai aucun pouvoir sur ce qui lui appartient !
11. Istikhbar: Ya ‘aynou (de Oumm Al-Hana' Bint ‘Abd Al-Haq)
Ô mes yeux ! Pleurer vous est devenu si naturel
Que vos larmes coulent dans la joie comme dans la peine.
Accueillez, je vous en prie, par un sourire le jour de la rencontre
Et laissez donc les pleurs pour celui de la séparation.
12. Insirâf 1: Zârat bilâ maw‘idin
Quand elle m'a rendu visite à l'entrée de la nuit
Elle était comme un astre dans un horizon obscur
Mince de taille, elle n'a point de pareille,
Aucun être ne peut l'égaler ni en charme ni en beauté
À sa vue, fou de joie, j'ai tant pleuré
Que, dans mes larmes, j'ai craint de me noyer ;
Devant sa beauté, je me suis exclamé :
Gloire à Celui qui a créé l'homme d'une adhérence (*) !
Que Dieu la préserve de tous les yeux jaloux,
Par la puissance des deux sourates protectrices (**) !
(*) Traduction du terme ‘alaq issu du Coran (Sourate 96). "On ne peut méconnaître, comme l'écrit J. Berque dans sa superbe traduction du Coran, d'autres suggestions de la racine ‘lq pour exprimer l'amour" (‘aliqa bi = aimer).
(**) Il s'agit des deux dernières sourates du Coran (113 et 114) appelées aussi les mu‘awidhatân, les deux préservatrices. "À elles deux en effet, elles énumèrent les risques où baigne le croyant et provenant de la nature, de la malice humaine ou de Satan et contre lesquels il n'a de recours que Dieu." J. Berque.
13. Insirâf 2: Ar-rabî‘ aqbal
Le printemps est arrivé ! Toute la nature s'est embellie !
Mon bonheur est à son comble !
Lève-toi et regarde ployer les branches couvertes de bourgeons
Que les nuages arrosent de leurs larmes !
Lève-toi et regarde ployer les branches chargées de fruits !
Lève-toi !
Les jardins se sont embellis de parures de fleurs !
Les jardins se sont embellis !
Laissez-moi donc remplir ma coupe de vin et boire !
Laissez-moi !
N'en rajoute pas de ta propre main, ma coupe est pleine !
N'en rajoute pas !
Lève-toi et regarde ployer les branches couvertes de bourgeons
Que les nuages arrosent de leurs larmes !
14. Khlâs: Harramtou bik nou‘âssi
Je me suis interdit le sommeil, ô ma gazelle
Qui règne en souveraine sur toutes les belles ;
À tous les miens, j'ai révélé mon amour,
Et je suis devenu ton esclave pour toujours.
De mes larmes, ma coupe est remplie
Et sans aucune nourriture, désormais je survis.
Ton absence est si atroce et si injuste
Et personne ne vient plus me rendre visite.
Quand le ciel rougeoie
De nos demeures, j'ai la nostalgie ;
Quand le ciel rougeoie,
Ô ma belle, de toi je languis.
Je languis de ceux que j'aime
Et je redoute l'espion jaloux
Mon cœur se consume
Tant la flamme est intense.
Ô mes amis, mes compagnons,
Je suis devenu un étranger.
Celle que j'aime, s'est jouée de moi
Et seul dans le désert, elle m'a abandonné.
Quand le ciel rougeoie
De nos demeures, j'ai la nostalgie ;
Quand le ciel rougeoie,
Ô ma belle, de toi je languis.
Traduit de l'Arabe par Saadane Benbabaali